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- 4 6 - Aussitôt réconforté je sors donc. Je parcours sans hâte l'unique rue bordée de maisons basses dont on touche les toits avec la main. Chaque porte est entr'ouverte, car il n'y a à l'intérieur aucun mystère. L'âme du village est plus haut, semble-t-il, au-delà , dans l'atmosphère des petites cheminées que balaye le vent du soir, par-dessus les tuiles rouges de la chapelle qui sert d'église, auprès du coq branlant sur sa tige inclinée. Je ne prête aucune importance à ce que je dis, et ce qu'on me répond ne m'intéresse pas. Mais, voilà l'admirable, mes phrases banales font lever de la sympathie. Les paysans goûtent beaucoup d'intérêt à me répondre, très flattés que je m'enquière de l'altitude, du nombre de lieues qui séparent le bourg de la ville la plus proche, du climat, des dangers d'affronter l'ascen- sion du glacier, — et leurs réponses me livrent un peu de leur cœur. Voilà que je ne suis plus un intrus. Tout à l'heure, je serai un pauvre homme comme ceux-ci et demain un de leurs frères. Déjà on me connaît, on dit : « Il n'est pas fier », et l'on me laisse aller et venir. Les yeux du village ne surveillent plus mes pas comme des gendarmes embusqués aux trous béants des fenêtres, aux lucarnes brisées des granges. Cette rue, toujours la même, m'appartient ; elle m'est très familière. De chaque côté des volets du boucher-tripier-charcutier pend un porc et une chèvre. La chèvre n'est pas encore dépouillée. Le poil gris et noir doit avoir grandi depuis la mort de la bête : il semble démesurément long et forme blaireau sous le ventre. Accrochée au volet par ses sabots de derrière, la chèvre livre aux yeux ses maigres cuisses soyeuses et lustrées. Le porc a été vidé, échaudé, buclé. Il gît extrêmement propre, tout blanc et tellement nu que cela choque un peu. Ouvert du haut en bas, il laisse voir près des jambons deux petites outres de graisse. La tête raclée et pâle dort dans une bassine pleine d'eau sale. Malgré tout, cette tête est très gaie et me rappelle celle d'un vieux comique de province. Voilà donc ce que je mangerai demain et les jours suivants. J'adore précisément de connaître d'avance les menus qu'on me servira et déteste les surprises. De son côté le boulanger-pâtissier pave sa vitrine de tourtes pré- parées, pour la fête du dimanche, et c'est chez la mercière-épicière qu'on trouve du tabac...