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      Aussitôt réconforté je sors donc. Je parcours sans hâte l'unique rue
 bordée de maisons basses dont on touche les toits avec la main. Chaque
 porte est entr'ouverte, car il n'y a à l'intérieur aucun mystère. L'âme du
 village est plus haut, semble-t-il, au-delà, dans l'atmosphère des petites
 cheminées que balaye le vent du soir, par-dessus les tuiles rouges de la
 chapelle qui sert d'église, auprès du coq branlant sur sa tige inclinée.
       Je ne prête aucune importance à ce que je dis, et ce qu'on me répond
 ne m'intéresse pas. Mais, voilà l'admirable, mes phrases banales font lever de
la sympathie. Les paysans goûtent beaucoup d'intérêt à me répondre, très
flattés que je m'enquière de l'altitude, du nombre de lieues qui séparent le
 bourg de la ville la plus proche, du climat, des dangers d'affronter l'ascen-
 sion du glacier, — et leurs réponses me livrent un peu de leur cœur.
      Voilà que je ne suis plus un intrus. Tout à l'heure, je serai un pauvre
 homme comme ceux-ci et demain un de leurs frères. Déjà on me connaît,
 on dit : « Il n'est pas fier », et l'on me laisse aller et venir. Les yeux du village
ne surveillent plus mes pas comme des gendarmes embusqués aux trous
béants des fenêtres, aux lucarnes brisées des granges.
       Cette rue, toujours la même, m'appartient ; elle m'est très familière.
      De chaque côté des volets du boucher-tripier-charcutier pend un porc
et une chèvre. La chèvre n'est pas encore dépouillée. Le poil gris et noir
doit avoir grandi depuis la mort de la bête : il semble démesurément long et
forme blaireau sous le ventre. Accrochée au volet par ses sabots de derrière,
la chèvre livre aux yeux ses maigres cuisses soyeuses et lustrées. Le porc a
été vidé, échaudé, buclé. Il gît extrêmement propre, tout blanc et tellement
nu que cela choque un peu. Ouvert du haut en bas, il laisse voir près des
jambons deux petites outres de graisse. La tête raclée et pâle dort dans une
bassine pleine d'eau sale. Malgré tout, cette tête est très gaie et me rappelle
celle d'un vieux comique de province.
      Voilà donc ce que je mangerai demain et les jours suivants. J'adore
précisément de connaître d'avance les menus qu'on me servira et déteste les
surprises. De son côté le boulanger-pâtissier pave sa vitrine de tourtes pré-
parées, pour la fête du dimanche, et c'est chez la mercière-épicière qu'on
trouve du tabac...