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UNE NOCE. 413 moi sérieusement, pensez-vous que beaucoup y atteignent? — Peu, sans doute. Les uns se donnent un but plus élevé que ne le comportent leurs efforts; d'autres s'abaissent et portent la peine de leur avilissement; enfin beaucoup passent leur vie sans exercer leur volonté, et, jouets des circonstances, se laissent aller à chaque courant qu? les entraîne. Mais il doit réussir, celui dont une femme comme toi charme les tra- vaux, surtout lorsque la position qu'il envie lui est rendue ac- cessible par ses talents et sa persévérance laborieuse. — Dans votre série de ceux qui ne trouvent pas le bonheur, vous avez oublié, Frédéric, ceux qui Pont auprès d'eux: et qui le méconnaissent pour aller le chercher où il n'est pas. Mais, je crois qu'ils se trompent tous et vous avec eux. Le bonheur n'est jamais hors de nous. — C'est là une pensée digne de La Bruyère, mais c'est peut-être aussi un paradoxe. Le bonheur, c'est pour moi, en ce moment, te voir, l'admirer, l'aimer; non, je ne puis convenir que le bonheur soit en moi-môme. — Ah! je vais vous prouver que si: Votre admiration et même, je le crains, voire amour, s'adressent beaucoup moins à la femme qui est en moi, qu'à celle que vous croyez y voir. Ecoutez, l'heure est grave et solennelle pour nous. Louise mit son front dans sa main avant de parler et cher- cha à concentrer ses paroles. En ce moment, de l'autre côté de la Saône, dont les deux rives s'encadraient dans la fenêtre du pavillon, apparut un nombreux troupeau de bœufs conduit par deux petits ber- gers. L'un des pâtres excitant de la voix et du geste un robuste taureau noir, au grand étonnement de Frédéric dont le regard s'était porté involontairement vers la rivière, le taureau mit ses jambes dans l'eau, marcha dans son lit d'un pas mesuré jusqu'à ce qu'il eût perdu pied et se mit h nager; à son exem- ple, les autres bœufs plongèrent gravement, chacun à son