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                 BÉRANGER ET PIERRE DUPONT.                      61
haut ; elles imitent, car elles ne sont pas encore en pleine
possession de leur destinée. Pourtant, elles offrent aux vrais
artistes plus de prise et de ressources que les classes supérieures.
Jusqu'à preuve contraire, le travail me semble une source poé-
tique préférable à l'oisiveté. Entre un jeune beau — un de ceux
que Martial appelle bellus homo, qui promène, ganté de frais,
sa précieuse élégance'sur le bitume des trottoirs, et un ouvrier
battant le fer sur l'enclume, au milieu des étincelles, le visage
noirci et empourpré des lueurs de la forge, un peintre aura bien-
tôt fait son choix. 11 sait où est la poésie, le relief, l'accent,
la couleur, la ligne hardie, le contraste, la passion, l'énergie des
sentiments. Ce n'est pas au premier qu'il s'adresse, mais au se-
cond. Toutefois, le forgeron ne sent pas la poésie, dont le peintre
s'emparera ; il ne la sent pas plus que tous les moissonneurs,
laboureurs, héros d'idylles et d'églogues ne se sont doutés des
admirations qu'ils excitaient, et des débordements de rimes pas-
torales qu'ils nous ont valu.
   Il semble que jusqu'à présent la poésie, ce quelque chose
de caché qui est partout, a été perçu comme à distance et
par ceux-là seulement qui avaient le temps de l'étudier et de
s'en inspirer. On en a conclu que, sans loisir, sans oisiveté, il n'y
avait ni style, ni art, ni élégance, ni pensée, ni méditation
possibles. On a cité l'antiquité, où les travaux matériels étaient
abandonnés aux esclaves, tandis que les maîtres se chargeaient
d'être de grands artistes. Il y a certainement du vrai dans ces
observations, bien qu'elles s'appliquent surtout aux génies du
second ordre ; mais, dans tous les cas, il est certain que cette
séparation entre le travail et la poésie sera de jour en jour
comblée. Il est résulté, de ce divorce, tantôt une poésie abstraite,
dédaigneuse des réalités, tantôt une poésie privilégiée, aristo-
cratique, faite pour quelques-uns. Les artistes, reproduisant un
monde dans lequel ils ne vivaient pas, sont vite arrivés au con-
ventionnel, ou bien, exagérant l'intensité de leurs sensations,
afin de se grandir et de se distinguer de la foule, ils sont
tombés dans le faux. Expression d'une sociabilité nouvelle, la
poésie de l'avenir aura ce triple caractère de refléter la vie