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DANS LES LITTERATURES CLASSIQUES 323 ché de main de maître par un homme qui a su réaliser ce tour de force, d'être l'auteur le plus original tout en restant le plus fidèle des imitateurs; cet homme que vous avez déjà nommé, c'est Lafontaine. Dans ses fables il y a bien des ânes divers : l'Ane humble et résigné, qui supplie le cheval de lui prendre une partie de son fardeau, et qui finit par mourir à la peine; l'Ane naïf et scrupuleux, qui se croit l'auteur de la peste et que l'on dévore pour le punir; l'Ane exagérément conscien- cieux, qui laisse le chien endurer la faim plutôt que de lui livrer le panier dont il a la garde, et en subit bientôt les conséquences; l'Ane aux gentillesses maladroites, qui veut caresser son maître comme le petit chien ; l'Ane mécontent de son sort, qui veut toujours changer de maître; l'Ane imitateur sans jugement, qui se noie en voulant faire fondre les éponges dans l'eau, comme son camarade y avait fait fondre le sel; l'Ane vaniteux, qui flatte son compagnon pour qu'il lui rende sa flatterie ; l'Ane gonflé d'orgueil, qui prend pour lui l'encens et les prières adressées aux reliques qu'il porte; l'Ane fanfaron, qui s'habille en lion et cède, au premier coup de trique; l'Ane lâche, qui va frapper le lion vieilli, suprême injure dont rugit le monarque déchu. Pour clore la liste, marquons d'une note spéciale un Ane aux instincts révolutionnaires, que l'on s'étonne d'entendre braire sous le règne du grand roi : c'est celui qui aime mieux brouter que de sauver la vie à son maître, et lui envoie cette consolation cruellement ironique : « Notre ennemi, c'est notre maître. » Ou je me trompe, ou ces ânes diversement qualifiés ne sont qu'un seul et même être auquel j'appliquerais volon- tiers un nom, un peu oublié maintenant, mais qui eut jadis une signification précise et parfois redoutable, le « Tiers