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 vieillards , croassait, clabaudait, hurlait autour d'un homme
 grolesquement accoutré, qui paraissait ne pas prendre garde
 à ce bourdonnement et méditer le prologue de son discours.
J e pus l'examiner à loisir et empreindre sa physionomie dans
m a mémoire qui en a conservé les moindres signes. C'était
 un homme g r a n d , bien m u s c l é , la figure fortement caracté-
r i s é e ; on devinait qu'il avait été bruni par le soleil méridio-
nal. Sa b a r b e , épaisse et n o i r e , tombant sur sa poitrine ,
donnait à ses traits une expression ossianique. Il était vêtu
d'une ample veste rouge et d'un pantalon jaune collant. Il
avait la tête nue ; ses cheveux étaient longs , touffus et frisés
comme ceux d'un Tartare. Enfin , pour compléter sa masca-
rade , ce singulier personnage portait d'une main un bâton
noueux au bout duquel était attachée une gourde en forme
de melon ; de l'autre , un mauvais et chélif violoncelle à une
corde , qui avait l'air d'avoir servi à quelque magicien et sen-
tait le souffre à vue d'œil.
    A son geste , toute la populace se tut. Il se mit à déclamer
sur un ton moitié lyrique, moitié récitatif, des vers emprun-
tés au Tasse , à Manzoni, au Dante , à Alfieri, avec toute la
pureté mélodieuse du Toscan. Sa voix avait un timbre m e r -
veilleux ; le sentiment vif qu'il mettait à sa diction p é n é -
trante animait d'un charme inoui son idiome national, j u s -
tement appelé la langue de la musique. Parfois il graduait
avec le poète à une modulation indescriptible comme sa p a n -
tomime entraînante et rapide , dont les Orientaux possèdent
seuls le secret ; de temps en temps , pour figurer l'entr'acle ,
il raclait avec son bâton sur la corde usée de son violoncelle
aigre et discordant ; puis il entrecoupait ses tirades italiennes
de vers français , m ê l a n t , par un éloquent désordre , Racine
à Alfiéri, Yoltaire au Dante; on eût dit qu'il parlait toujours
la même l a n g u e , tant il savait s'initier aux pensées intimes
de chaque auteur, s'assouplir aux harmonies changeantes des
deux rhytmes. La foule stupéfaite se sentait électrisée par les
flammes qui paraissaient jaillir de sa b o u c h e , dé ses narines,