page suivante »
384 LES LISEUSES DE ROMANS. événements brisés, fractionnés, délayés, mêlés, ne conser- vent plus que des formes fantastiques et vaporeuses. C'est pour ces liseuses-fa que les laitières apportent sur leur seille pleine et remportent dans leur seille vide des provi- sions énormes d'ouvrages. Ces fermières venues à la ville avec les produits de leur jardin s'en retournent chargées de l'esprit de Victor Ducange, de la gaîté de Paul de Kock ou des élucubrations épouvantables de d'Arlincourt. Quelquefois ces bonnes campagnardes, montées sur leur petit char, et tout en stimulant la paresse rétive de leur ânon, parcourent un des volumes qu'elles apportent à madame; elles s'atten- drissent entre un coup de fouet et un hu ! fortement accen- tué, et leur esprit est occupé par la double envie d'avancer dans leur chemin etdans l'intrigue du livre cahoté avec elles, dont elles saisissent les phrases a la volée. La liseuse insatiable est gorgée de vertus, de meurtres, d'enlèvements, de brigands, d'innocence, de persécutions, de vieux donjons; tout cela est devenu fade pour elle, la perfection lui fait mal au cœur, la scélératesse ne l'effraie plus; elle lirait : « il lui donna un coup de poignard » du même ton que « il lui offrit une prise de tabac ». Vingt mille volumes d'anecdotes, qui ont passé sous le verre de ses lunettes, l'ont rendue très-difficile à émouvoir encore : elle lit son roman comme elle tricote son bas, ne laissant couler aucune maille à l'endroit le plus terrible des Deux cadavres, et n'oubliant point ses diminutions au sein des plus épou- vantables dénouements. On lue , on égorge a son nez et barbe sans que son cœur en batte plus vite d'une demi-pul- sation ; malgré le furieux dévergondage des auteurs a la mode,elle commence a les trouver stériles d'incestes, pauvres d'empoisonnements, indigents de coups de stylet, et le sang qu'ils font couler par torrents ne lui arrache plus une seule pauvre petite larme. J. PETIT-SENN.