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                      SOUVENIRS D'ALGER                           541
Un nombre effrayant de personnes des deux sexes, très honorables
d'ailleurs et très congrues dans leurs spécialités professionnelles,
mais sans la moindre notion de dessin ni de coloris, trouvent des
loisirs pour se livrer, sur de malheureuses toiles qui ne peuvent
s'en défendre, à des flux, à des averses, à des déluges d'outre-mer
et de vermillon, de terre de sienne et de jaune de chrome. Ce qui
se commet ainsi chaque année de prétendus cavaliers arabes, de
prétendues mauresques, de prétendus chameaux et de prétendus
déserts suffirait à réchauffer pendant un hiver rigoureux le plus
hyperboréen de nos départements. Les coupables poussent l'audace
jusqu'à exposer leurs crimes sous les arceaux de la rue Bab-el-
Oued, ceux qui ont plus soif de gloire que d'argent ajoutent la
mention : « vendu ». Où sont les acheteurs? Je demande qu'on me
les montre, et, quand on mêles aura montrés, je demanderai qu'on
les soumette, pour éviter de plus grands malheurs, à l'examen
d'une commission de médecins alienistes. L'Algérie estla terre des
merveilles, chacun sait çà, les fruits secs y mûrissent, les virgini-
tés perdues s'y retrouvent, les réputations ternies s'y nettoient,
mais on n'a pas encore vu la peinture y pousser toute seule. 11
faut, pour en faire de bonne, non seulement quelques études, mais
encore quelques dispositions : un petit rien qui est tout et qui se
loge rarement dans les crânes humains en forme de poire. Obsédé
par le souvenir des déceptions et par le remords des félicitations
menteuses, j'étais plein de méfiance, et, cette fois, j'avais tort.
Dans un atelier immense, sous les caresses réglées d'une belle l u -
mière, les peaux de bêtes mariaient leurs teintes fauves aux teintes
vives des étoffes et des tapis d'Orient, aux blancheurs éteintes des
vieux ivoires, à l'étincellement des cuivres, aux reflets poly-
chromes des faïences. Le long des murs : une douzaine de tableaux.
Des Arabes, guerriers, chasseurs, flâneurs, drapés dans leurs
burnous blancs, s'enlevant en pleine lumière, crûment, violemment,
sur un fond de sable roux sans limite et sans ombre. Des inté-
rieurs de maisons mauresques avec un fouillis de voûtes, d'ogives,
de colonnettes, des fleurs éclatantes, des fontaines fraîches, des
femmes peintes et constellées de bijoux comme des idoles indiennes,
des négresses plantureuses vautrées sur des nattes, guenons en
rupture de forêts s'engraissant dans la captivité des villes, des