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SOUVENIRS D'ALGER '537 santé, tournent sur eux-mêmes et marquent la mesure en jetant la tête en avant, violemment, jusqu'à toucher la poitrine- Au bout d'un quart d'heure de cette gymnastique, l'esprit protecteur de la secte les obsède complètement et ils accomplissent avec des hurle- ments de bètes fauves leurs fameux tours de force. Ils se percent les joues avec des tiges de fer, promènent la langue, la paume des mains et la plante des pieds sur une pelle rougie au feu, avalent ou font mine d'avaler des cailloux, des clous, des morceaux de verre, des scorpions ; je dis : des scorpions, il n'y en avait qu'un ce soir là , un pour six, et pas bien gros, broutent la feuille épaisse et hérissée de piquants du figuier de Barbarie ; rien qui dépasse la moyenne des jongleries de France. Quelle différence avec l'Indien qui, sans vêtements, sans musique, sans compères, sans apprêts d'aucune sorte, transforme un bâton sec en arbuste fleuri, une bille en mappemonde, une mappemonde en bille, se cravate avec des serpents venimeux et se suspend par le dos à un crochet de fer! Un vieil Aissaoua, bien connu à Alger, presque aveugle, com- plètement édenté, me servait de guide et d'interprète; je le croyais depuis longtemps passé dans la réserve de la confrérie, tout à coup, à un certain appel de l'orchestre, il se drapa, bondit, pinça le cancan sacré, entrechoquant ses tibias sexagénaires, décharnés et sonores comme des os de squelette, et contorsionnant sa tête blan- chie, puis, anhélant, ankylosé, fourbu, il se laissa tomber sur la natte et se restaura, à l'instar des camarades, avec un joli tas de galets et de clous. — « Qu'est-ce qui vous a pris? lui demandai-je, vous n'y étiez pas forcé? » — « Que voulez-vous! l'habitude! Il y a trente ans que je fais ça. » — « Mais enfin à quoi bon toutes ces acrobaties ?» — « A prouver qu'avec la protection de Dieu nous pouvons faire sans peine ce qui est interdit aux autres hommes. » Il faut avouer que voilà un aspect nouveau de l'orgueil humain. La séance se termine par une quête de l'Imprésario pour les frais du culte. On ne donne pas moins de quarante sous, il n'y a pas de ma- ximum. Malgré ce que j'ai vu, malgré les affirmations de mon vieux fanatique, je me demande si l'absorption de ces substances peu alimentaires a réellement lieu ; une observation recueillie dans l'Alger médical lève tous mes doutes. Au commencement de 1881, un Arabe, âgé d'environ cinquante-cinq ans, entre à l'hôpital DÉCEMBRE 1883. — T. V I . . 35