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                                 L'AVEUGLE                             337
est le mieux a leur portée, et se prête le mieux à la satisfaction du
sens qui acquiert chez eux une intensité merveilleuse: le toucher.
Manier l'or, une chose du reste si précieuse, est pour eux un grand
bonheur ; et une remarque à faire, c'est qu'ils le gardent toujours,
quand c'est possible, à côté d'eux. Ils veulent le soupeser, le
compter, le recompter, savoir que le trésor est là, tout près, sous
leurs mains. Aussi, ajoutait le digne professeur, on a pu constater
que, lorsque les aveugles meurent, je parle bien entendu de ceux
que les circonstances de la vie ont plus ou moins isolés de la fa-
mille, il est rare qu'on ne trouve pas, à côté d'eux, ce que le
peuple appelle dans sa langue pittoresque : le petit magot... »
Digne professeur ! « Quelle science ! » disaient ses élèves en sortant
de son cours. « Quel talent de diagnostic! Quelle étude des passions.
Comme il approfondit le mobile des actes ! Gomme il démontre
le rapport qui relie les résultats aux causes premières! »
   Cependant l'aveugle, l'avare, si l'on veut, était revenu à son poste,
toujours accompagné de Fidèle, et insensiblement je repris avec lui
mes conversations d'habitude. Je lui parlais de ma famille, de mon
avenir, de mes projets, quelquefois de mes voyages. Je lui racon-
tai un soir que j'allais partir pour l'Italie. « Ah ! oui, l'Italie, répon-
dit-il; je l'ai bien visitée dans mon jeune temps; mais, j'y voyais
alors !... »
    Tout passe. Mes études étaient terminées. J'allais quitter Paris,
rentrer dans ma famille, entreprendre résolument la carrière du
barreau, et je dis adieu à mon aveugle. Ce fut d'une voix particu-
lièrement émue qu'il me souhaita bon voyage et toutes sortes de
prospérités. Il demanda la permission de me serrer la main...
« Quand je reviendrai voir Paris, lui dis-je, je ne manquerai pas
de vous faire une visite. — Alors, dépêchez-vous, murmura-t-il
tout bas. » Et je partis pour la province.
    Six mois ne s'étaient pas écoulés, que je reçus une lettre d'un no-
taire, qui me priait de me rendre à Paris le plus tôt possible pour y
prendre connaissance d'une importante communication : « 11 s'agit,
 me dit-il, lorsque je fus arrivé, d'un testament assez étrange. Un
 aveugle est mort, un mendiant de profession, chez lequel on a
 trouvé une somme dont vous disposerez à votre fantaisie, car cet
 aveugle ayant conservé l'habitude d'écrire, ce qui n'est point rare
      NOVEMBRE 1881.— T. I I .                                  22