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489 pourrez arriver de cette manière à décrire plus ou moins bien le talent du poète, et c'est quelque chose; mais cela ne me suffit pas : je veux savoir sous quelle influence ce talent est né et s'est développé, quelle influence il a exercé à son tour, et je ne puis apprendre cela qu'à la condition d'étudier la so- ciété où il a puisé sa sève et l'atmosphère intellectuelle dont il s'est nourri. Mais peut-être qu'on me dira : « Laissez donc là vos mi- lieux sociaux et vos atmosphères intellectuelles ! Les hommes dont vous parlez avaient du génie, voilà tout. » Ils avaient du génie ! Voilà plus de vingt ans que je suis au monde, et depuis plus de vingt ans on me jette ce mot-là à la face, à tout propos. Si je dispute avec quelqu'un sur le mérite de deux écrivains et que je fasse valoir le talent de l'un d'entre eux, aussitôt mon interlocuteur de m'interrompre et de dire : « Oui, il a de talent, mais l'autre, oh! l'autre!... il a du gé- nie! » Que voulez—vous répondre à cela? Si par ce mot génie on entend, comme Boileau et tous les écrivains du XVII e siècle, une aptitude quelconque pour une chose quelconque, ou une certaine puissance créatrice qui existe dans chacun de nous et que quelques-uns possèdent à un degré plus éminent, ou encore la faculté de produire par spontanéité plutôt que par réflexion, c'est très bien, mais il n'y a pas là de quoi fermer la bouche à tout le monde et dans toutes les cir- constances. Aussi, pour beaucoup de gens, le génie est tout autre chose. Ce n'est pas un plus grand développement des facultés que l'on a, c'est une faculté particulière, si bien que les ouvrages des hommes qui ont du génie doivent être, à ce qu'il me semble, parfaitement inintelligibles pour nous autres hommes qui n'en avons pas. Oh! la belle et consolante dé- couverte pour toutes les âmes incomprises et incompréhen- sibles qui existent et existeront jamais! Vite des statues à ces