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pourrez arriver de cette manière à décrire plus ou moins bien
le talent du poète, et c'est quelque chose; mais cela ne me
suffit pas : je veux savoir sous quelle influence ce talent est
né et s'est développé, quelle influence il a exercé à son tour,
et je ne puis apprendre cela qu'à la condition d'étudier la so-
ciété où il a puisé sa sève et l'atmosphère intellectuelle dont
il s'est nourri.
   Mais peut-être qu'on me dira : « Laissez donc là vos mi-
lieux sociaux et vos atmosphères intellectuelles ! Les hommes
dont vous parlez avaient du génie, voilà tout. » Ils avaient
du génie ! Voilà plus de vingt ans que je suis au monde, et
depuis plus de vingt ans on me jette ce mot-là à la face, à
tout propos. Si je dispute avec quelqu'un sur le mérite de
deux écrivains et que je fasse valoir le talent de l'un d'entre
eux, aussitôt mon interlocuteur de m'interrompre et de dire :
« Oui, il a de talent, mais l'autre, oh! l'autre!... il a du gé-
nie! » Que voulez—vous répondre à cela?
   Si par ce mot génie on entend, comme Boileau et tous les
écrivains du XVII e siècle, une aptitude quelconque pour une
chose quelconque, ou une certaine puissance créatrice qui existe
dans chacun de nous et que quelques-uns possèdent à un degré
plus éminent, ou encore la faculté de produire par spontanéité
plutôt que par réflexion, c'est très bien, mais il n'y a pas là de
quoi fermer la bouche à tout le monde et dans toutes les cir-
constances. Aussi, pour beaucoup de gens, le génie est tout
autre chose. Ce n'est pas un plus grand développement des
facultés que l'on a, c'est une faculté particulière, si bien que
les ouvrages des hommes qui ont du génie doivent être, à ce
qu'il me semble, parfaitement inintelligibles pour nous autres
hommes qui n'en avons pas. Oh! la belle et consolante dé-
couverte pour toutes les âmes incomprises et incompréhen-
sibles qui existent et existeront jamais! Vite des statues à ces