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crut cependant devoir manifester tout haut sa surprise et ses regrets du peu d'égards
témoignés à l'œuvre d'une femme. Les paroles qu'il proféra n'avaient rien de bles-
sant, ni de subversif. Il se borna à cette simple observation : « Messieurs, l'auteur
retirera probablement son manuscrit ; mais il ne devait pas s'attendre à une chute aussi
complète, étant une femme » (i). Ce fut assez pour détourner sur lui la fureur de
l'orage qu'il avait eu le maladroit dessein de vouloir apaiser, et quand il reparut le
surlendemain dans Ma Place et ma Femme, il fut accueilli par une effroyable bordée de
clameurs et de sifflets. Il chercha à expliquer, en termes mesurés et convenables, sa
conduite de l'avant-veille, mais on lui demanda des excuses.
      « — Messieurs, répliqua-t-il, je ne suis pas venu pour cela ; je n'en fais qu'à mon
domicile, rue Sirène, 19 ».
      Les sifflets redoublèrent alors avec une telle intensité, qu'au troisième acte Dela-
croix vint déclarer qu'il résiliait son engagement, et que le rideau dut tomber avant
l'achèvement du spectacle.
      Le journal qui relatait cet incident (2) déplorait que l'attitude de l'artiste ait
rendu cette solution inévitable. Mais, concluait-il, « maintenant l'honneur du parterre
ne permet plus que Delacroix appartienne à notre scène ».
      Moins de quatre mois après, c'était Delacroix lui-même qui allait capituler et
solliciter humblement l'absolution du geste que lui avait arraché un instinctif et,
somme toute, honorable sursaut de fierté. Le 11 avril 1833, dans une lettre aux jour-
naux (3), dont le style se ressentait du romantisme des auteurs qu'il interprétait
chaque soir, il demandait, avec un accent de détresse presque déchirant, à remonter
sur le théâtre où « quatre ans de succès l'avaient rendu titulaire de bien des recon-
naissances ».
      « Je suis parti, écrivait-il, parce qu'une phrase, une seule phrase, jetée, comme un
dernier regret, à une faible femme dont j'étais le principal interprète, a été dénaturée
et prise pour une offense (alors si loin de ma pensée)... La réconciliation me parut
impossible ; je me punis moi-même, je partis... Trois mois! trois mois passés loin de
cette ville, ma seconde patrie, car la vie d'un artiste, c'est sa gloire, c'est son nom!..
      « Semblable au proscrit qui préfère le cachot de sa patrie à l'immense liberté de
l'exil, je reviens, fort de l'intégrité de mes juges, en appeler à leur ancienne bienveil-
lance et faire purger ma contumace ».
      Un aveu si profondément contrit était bien digne du pardon. Delacroix fit sa
rentrée le 18 avril, dans le drame d'Antony d'Alexandre Dumas, et, avant le lever du
rideau, il adressa, en ces termes, une petite allocution préliminaire « au nombreux et
tumultueux auditoire ».
      « — Puis-je espérer, Messieurs, que quatre années de travaux pour vous plaire
feront oublier un moment d'emportement^ ».


   (1). Glaneuse du 29 décembre 1833.
   (a). Courrier de Lyon du 27 décembre 1832.
   (3). Courrier de Lyon du 11 avril 1833.