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      Ces paroles suffirent pour désarmer toute opposition, et, à la chute du rideau,
Delacroix qui avait, paraît-il, supérieurement joué, fut rappelé et fort applaudi (i).
      Au cours de cette même année 1836, le 8 septembre, c'est Derancourt, bon artiste
pourtant, chanteur d'intelligence et de goût, qui, dès son air d'entrée, dans le Comte
Ory de Rossini, est accueilli à coups de sifflets. Surpris et désorienté, Derancourt
rentre dans la coulisse, reparaît au bout d'un instant et prend la parole pour déclarer
que Lyon est la première ville où il ait été ainsi traité, qu'il est prêt à se retirer, s'il
déplaît néanmoins, mais qu'en tout cas, il demande à achever la représentation. Au
deuxième acte, la manifestation recommence de plus belle ; sifflé de nouveau avec
persistance, il s'interrompt, prend une attitude de défi, harangue le public, et, hors de
lui, désespérant de se faire écouter, se laisse aller à traiter de lâche quiconque s'avise-
rait de venir le braver personnellement et en face. C'est alors, pendant vingt minutes,
un bruit infernal, auquel peuvent seuls mettre fin la chute du rideau et l'évacuation de
la salle. La représentation reste inachevée ; Mme Derancourt, qui faisait partie de la
troupe avec son mari, se trouve mal et on l'emporte évanouie. Deux jours après,
Derancourt, appelé devant le tribunal de simple police, exprimait ses regrets de l'inci-
dent, qu'il renouvelait publiquement par une lettre adressée aux journaux, et le
tribunal, lui tenant compte de son repentir, se contentait de lui infliger la peine de
onze francs d'amende et de vingt-quatre heures de prison. Il semblera peut-être
aujourd'hui que c'était déjà un châtiment bien sévère.
      Aussi arrivait-il quelquefois que les malheureux artistes, houspillés par le par-
terre avec une cruauté aussi tenace qu'implacable, s'arrangeaient pour se mettre à
l'abri de telles sanctions, quand l'exaspération assez légitime, après tout, qu'ils
devaient éprouver de ces mauvais traitements, les avait entraînés à quelque propos ou
à quelque geste inconsidéré à l'adresse du public. L'un d'eux, dont j'ai oublié le nom,
et qui appartenait, celui-là, non pas à la troupe lyrique, mais à la troupe dramatique
du Grand-Théâtre, avait été en butte, durant toute une année, à des persécutions sans
relâche. Le soir de la clôture de la saison — je tiens ces détails de mes grands-parents
qui y assistaient — il jouait dans le Légataire universel de Regnard le rôle de Crispin.
On se rappelle que, dans une des scènes de cette pièce, Crispin, qui a pris la figure et
le costume de son maître pour dicter son testament à sa place, énumère toute une
série de legs, un, entre autres, qu'il se réserve à lui-même ; il imagina d'y ajouter, ce
soir-là, un codicille inattendu, dont on me pardonnera de reproduire, bien qu'elle
brave l'honnêteté, la formule textuelle, et qui était ainsi conçu : « Enfin, je lègue mon
c . au parterre pour lui servir de sifflet ». C'était un peu cru, mais assez spirituel : on
devine l'effet de cette flèche du Parthe. La salle fut debout en un clin d'œil, comme
soulevée par une décharge électrique. Les plus ardents s'élancèrent au dehors, pour
attendre l'insolent comédien à la porte de sortie des artistes et lui infliger une correc-



    (1). Courrier de Lyon du 20 avril 1833.
    (2). Courrier de Lyon du 10 septembre 1833.