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                             .L'AVEUGLE                             333
 chaque soir la même route, sans faire grande attention à l'aveugle,
à son chien et à sa sébile. « M'écouterait-elle ?... m'aimerait-elle?...
m'aimerait-elle toujours ?... » voilà ce qui me préoccupait exclu-
 sivement. La voix de l'aveugle vint me rappeler à la réalité. J'ar-
rivais à l'extrémité du pont lorsqu'elle se fit entendre : «Monsieur;
mille pardons, Monsieur; c'est que je croyais, continua-t—il,
c'est que j'avais pensé vous reconnaître. — Me reconnaître ! Par-
lez. • • Depuis quelque temps, vous passez ici et presque toujours
      —
à la même heure. — C'est vrai. — Oh ! c'est bien vous ; c'est bien
vous qui vous êtes trompé dernièrement en me faisant l'aumône;
mais j'avais gardé votre pièce, Monsieur. » Et, tirant.de sa poche
la bienheureuse pièce blanche, il me la montra à la lueur du réver-
bère. « Merci, pauvre aveugle, fis-je de ma voix la plus douce ;
merci, je ne m'étais pas trompé ; la pièce etaitbienpour vous, mais
comment m'avez vous reconnu? — Oh! répondit-il en souriant,
lorsque vous passez sur le pont, si l'aveugle ne vous voit pas, il
vous entend; vous fredonnez en marchant, et votre air de ce soir
était le même que celui de l'autre jour... C'est, du reste, une dis-
traction d'écouter ceux qui passent ; j'arrive à reconnaître parfaite-
mentla voix et la marche particulière de mes charitables visiteurs...
Eh bien! puisque vous ne vous êtes pas trompé l'autre jour, que
Dieu vous bénisse et vous récompense. » Sa voix tremblait, une
légère rougeur colorait son visage et relevait la distinction natu-
relle de ses traits amaigris ; sa main paraissait se tendre comme
pour serrer la mienne... Je m'éloignai le cœur rempli d'une émotion
délicieuse, émotion connue seulement de ceux qui ne jettent pas
l'aumône, mais la donnent, mais la tendent à la main du pauvre
avec l'accompagnement d'un bon geste ou d'une bonne parole.
   Bien souvent je revis l'aveugle, j'étais son habitué, sa distrac-
tion, puis-je dire, et comme une partie de son existence. Il me
sentait arriver, comptait mes pas sur le pont, portait la main à son
chapeau pendant que Fidèle me saluait à sa manière. Il arrivait
rarement que je n'échangeasse pas quelques paroles avecle maître.
Par exemple, un soir que onze heures avaient sonné, je m'étonnai
de le voir encore à son poste : « Àh! Monsieur, me dit-il, c'est une
exactitude forcée ; on sait que je suis là (je veux parler de mes
bonnes pratiques), à la disposition de leur charité; je ne choisis pas