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14 LA REVUE LYONNAISE deux termes : c'est se mettre dans l'impossibilité d'atteindre l'un et se précipiter tête baissée dans l'autre. Cette raison fondamentale de Rousseau une fois renversée, les autres tombent d'elles-mêmes. De ce que la vie nous a été donnée, cet écrivain conclut qu'elle est à nous. Veut-il dire qu'elle est à nous inconditionnellement? C'est dire que nous pouvons en faire tout ce qu'il nous plaît ; que nous pouvons non seulement la détruire, mais encore la dégrader, non seulement la dégrader, mais encore nous en servir pour le malheur des'autres; c'est absoudre, en même temps que le suicide, la violation de toutes les lois de la morale individuelle et de la morale sociale. Veut-il dire que nous avons reçu la vie sous certaines conditions? Mais alors comment l'obligation de ne pas nous en défaire follement ne serait- elle pas une de ces conditions-là ? Rousseau tire de la nécessité où un homme se trouve quelquefois de se faire amputer un bras, pour sauver le reste de l'organisme, un argument qui lui parait triomphant. Il juge que, si on doit sacrifier un bras pour conserver une chose plus précieuse, qui est le corps, on doit sacrifier le corps pour conserver une chose plus précieuse, qui est le bien-être. Comment ce philosophe, qui fait profession de combattre l'épicurisme, est-il assez peu maître de sa pensée pour s'arrêter ici, comme plus haut, à un principe essen- tiellement épicurien, c'est-à -dire à la doctrine d'un bien essentiel- lement relatif? Comment ne voit-il pas que, pour le réfuter, il suffit de lui dire, en reprenant ses paroles mêmes : si on doit sacrifier le bras pour conserver une chose plus précieuse qui est le corps, on doit sacrifier le bien- être pour conserver une chose plus précieuse qui estle bien moral, c'est-à -dire la perfection de l'homme en tant qu'homme. C'est une vérité que la morale mondaine elle-même reconnaît à sa manière, quand elle proclame que la vie, avec les biens inférieurs qui s'y rattachent, n'est rien au prix de l'honneur. L'auteur de la Nouvelle ïléloïse se livre, comme celui des Let- tres persanes, à diverses considérations sur la vie et la mort, sur Dieu et l'âme immortelle et s'en autorise, comme lui, pour justifier le suicide : « La grande erreur, dit-il, est de donner trop d'im- portance à la vie, comme si notre être en dépendait et qu'après la mort on ne fût plus rien. Notre vie n'est rien aux yeux de Dieu;