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                    UNE PAGE DE MÉMOIRES                            99
brages et d'eaux vives. « Eh! camarade, réveillons-nous! » Un
bruit de roues sur des plaques de fonte, un immense hangar vitré
qui m'inonde de lumière, des portières qui claquent, des bagages
qui roulent, des gens ensommeillés qui se pressent, deux douaniers,
trois gendarmes, c'est l'île merveilleuse, c'est Paris!
   Mon frère était venu m'attendre à la gare. Homme pratique
malgré son jeune âge et pénétré de ses devoirs d'aîné, il avait
arrêté une voiture à bras, voiture de marchand des quatre saisons,
empruntée ou louée, je ne sais plus au juste, pour la circonstance...
« — Nous allons mettre tes bagages dessus. » Ils étaient jolis, mes
bagages : une triste malle de pauvre, hérissée de clous, rapiécée et
plus lourde du contenant que du contenu. Nous voilà de la gare au
quartier latin par les quais déserts, par les rues endormies, suivis
de la carriole tirée à bras. Il faisait encore presque nuit ; des
ouvriers grelottants passaient; des porteurs de journaux, ra-
pides et silencieux, glissaient les journaux du matin sous les
portes ; les becs de gaz s'éteignaient; les rues, la Seine, les ponts
me paraissaient sinistres dans la brume. Telle fut l'entrée du poète !
Je me pressais contremonfrere, jeme sentais le cœur serré, j'avais
peur.
   La carriole, je ne sais comment, remisée, mon frère me dit ;
« Si tu n'es pas trop pressé de voir notre chambre, nous allons
déjeuner d'abord, tu as peut-être faim... » Si j'avais faim ! Puis il
ajouta : « Pourvu que la crémerie soit ouverte! » Hélas ! la cré-
merie, une modeste crémerie de la rue Corneille, n'était pas ou-
verte encore, et il nous fallut attendre longtemps, très longtemps,
battant la semelle pour nous réchauffer et faisant vingt fois, cent
fois le tour de l'Odéon, effrayant avec son portique et ses airs de
temple. Enfin les volets s'ouvrirent et un garçon ensommeillé nous
servit, glissant sur des pantoufles molles et parlant bas comme le
font les garçons d'écurie qu'on réveille après minuit au relais de
poste. Ce premier repas, au petit jour, est resté pour moi inoubliable,
et je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir la petite salle pauvre et
blanche, les porte-manteaux de ses murs stuqués, son casier aux
ronds de serviettes, ses tables en marbre veiné, sans nappe aucune,
mais si propres! les verres bien nets, la salière placée d'avance, et
le carafon minuscule plein d'un vin où le jus des souches n'entre