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DU SUICIDE 13 c'est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous et n'est un bien pour personne, il est donc permis de s'en délivrer... Que disent là -dessus nos sophistes ? Premièrement ils regardent la vie comme une chose qui n'est pas à nous, parce qu'elle nous a été donnée ; mais c'est précisément parce qu'elle nous a été donnée qu'elle esta nous! Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras? Cepen- dant, quand ils craignent la gangrène, ils s'en font couper un et tous les deux s'il le faut. La parité est exacte pour qui croit à l'immorta- lité de l'âme; car si je sacrifie mon bras à la conservation d'une chose plus, précieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d'une chose plus précieuse, qui est mon bien-être 1 . Voilà un raisonnement qui paraît, au premier abord, extrêmement plausible. Voyons pourtant s'il est bien concluant : « Chercher son bien, dites-vous, et fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est le droit de la nature. » Je l'admets : toute la question est de savoir quel est le vrai bien et le vrai mal de l'homme. Ramenez-vous le bien et le mal au plaisir et à la douleur, vous retombez dans la doctrine épicurienne, au moins en ce qui concerne nos devoirs envers nous-mêmes, puisque vous voulez bien faire une restriction touchant nos devoirs envers les autres ; vous anéantissez, sinon toute morale, au moins toute morale individuelle. L'homme qui se livre avec fureur à tous les excès de la débauche sera irré- prochable, aux termes de votre doctrine, car il pourra toujours répondre aux observations que vous lui ferez sur ses débordements : cela me fait plaisir. Il en sera de même de celui qui s'humilie bassement devant son semblable, de celui qui flatte ou qui mendie : vous ne pourrez pas lui reprocher sa faiblesse, sa lâcheté, son indignité. Il vous répondrait qu'il agit ainsi pour obtenir une chose qui lui plaît et dont il lui serait vraiment pénible d'être privé. Pour vous, une telle réponse n'admettrait pas de réplique. Il faut donc reconnaître que le bien et le mal sont autre chose. Ils ne con- sistent pas dans le plaisir et la douleur, mais dans la perfection et l'imperfection de l'être humain, c'est-à -dire dans l'agrandissement ou dans l'amoindrissement de l'homme eu tant qu'homme. Or, se détruire quand on souffre, ce n'est pas chercher son bien et fuir son malj dans la haute acception que nous venons de donner à oes i Ji-J. Rousseau, Nouvelle Héloïsé, 3e partie, ettre 21.