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412 LA R E V U E LYONNAISE Corneille. Les astres qui éclairent l'intelligence humaine ont, comme les autres, leurs taches et leurs éclipses. Les aigles de la haute poésie rasent de temps en temps la poussière; mais, d'un seul coup d'aile, ils remontent au fond des cieux. Au milieu de notre époque de réalistes et de parnassiens, exclu- sivement préoccupés de petits portraits et de petits sonnets, Hugo semble un colosse, aux pieds d'argile si l'on veut, mais au mâle profil et à la stature imposante. Il est demeuré presque le seul sur - vivant de l'ardente génération de 1830, et son vaste cerveau d'oc- togénaire a conservé toute la chaleur de la jeunesse. Il ne passe pas de jour sans poursuivre un travail; il ne passe guère d'année sans publier un ouvrage, et son inépuisable imagination reste im- patiente de tout frein et de toute limite. Parmi ses innombrables productions, beaucoup assurément sombreront peu à peu sous le flot de l'oubli; mais sa renommée poétique défiera les injures du temps. C'est que l'éclosion de sa gloire aura été une des dates importantes de notre histoire littéraire. Pour comprendre l'effet immense des premières poésies d'Hugo et de Lamartine, il faut se reporter par la pensée au moment où elles commencèrent à briller aux yeux du public, ainsi qu'un arc-en-ciel après l'orage. La révolution et l'empire n'avaient été qu'une longue tempête, qu'un perpétuel flux de sang, versé sur les échafauds.ou sur [les champs de bataille. Or, où en était alors la culture de l'esprit? La science faisait de sérieux efforts ; les arts comptaient des représentants estimables ; mais la littérature se traînait dans l'ornière banale des routes battues. Quelques noms illustres, il est vrai, avaient plané au -dessus des autres : ceux d'André Chénier, de Chateau- briand, de Joseph de Maistre, de Mme de Staël ; mais ils s'étaient manifestés en dehors du mouvement officiel. La tragédie était pom- peuse et vide avec Marie-Joseph Chénier, Ducis, Arnault, Luce de Lancival, de Jouy, Briffaut, Delrieu. La comédie avait de la grâce et de la finesse, mais peu de profondeur et de gaieté, avec Collin d'Harleville, Andrieux, Etienne, Picard. Delille, Ecouchard-Le- brun, Fontanes, Parny, Millevoye et, au dessous d'eux, Parseval- Grandrnaison, Chênedollé, Esménard, Baour-Lormian, personni- fiaient à leur manière l'épopée et le poème didactique, l'ode et l'élégie.