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                    UNE PAGE DE MÉMOIRES                          101
  glisser sur les moisissures de sa double pente. — « C'est là qu'ha-
 bite Ricord, me dit mon frère, le fameux Ricord, le médecin de
 l'empereur. » L'hôtel du Sénat, le médecin de l'empereur, tout
 cela me chatouilla, me rendit fier. Oh ! les premières impressions
 parisiennes !
    Les grands cafés du boulevard Saint-Michel, les bâtisses neuves
 du boulevard Saint-Germain et de la rue des Ecoles n'avaient pas
 encore déplacé la population étudiante, et cet hôtel de la rue de
 Tournon, aujourd'hui si calme, n'avait alors, malgré son enseigne,
 rien de trop sénatorial. Ilétaitdescendula toute une peuplade d'étu-
 diants du Midi gascon, braves garçons, bruyants et riches, buvant
 sec, parlant haut, remplissant l'escalier et les corridors du bruit
 de leurs solides voix de basse, discutant sur tout, discutant des
journées entières sans se fatiguer. Nous les fréquentions peu, le
 dimanche seulement, quand nos moyens, par hasard, nous permet-
taient la débauche d'un dîner à la table d'hôte.
    C'est là que je vis Gambetta, le même qu'aujourd'hui, à deux
choses près ; l'embonpoint qu'il n'avait pas encore, et un grand
œil blanc, remplacé depuis par-un œil de verre, et qui n'arrivait
pas à déparer cette face puissante et joyeuse. Heureux de vivre,
heureux de parler, Romain grandi, éloquent, mâtiné de Gaulois, il
se réjouissait lui-même au ron-ron de ses périodes, ébranlant les
vitres à tout propos de coups de tonnerre qui se terminaient en
éclat de rire. Il primait déjà sur ses camarades et faisait grande
figure au quartier, recevant de Cahors trois cents francs par mois,
ce qui était une somme énorme pour un étudiant de l'époque. Nous
nous liâmes d'amitié un peu plus tard; à ce moment, pauvre, ti-
mide et frais débarqué, je me contentai de l'admirer, non sans l'en-
vier un peu, du bout de la table, le dimanche.
   Gambetta et ses amis s'occupaient beaucoup de politique, et, du
fond du quartier latin, visaient déjà les Tuileries. La politique,
du reste, nous laissait très froids, mon frère et moi. Nous étions
légitimistes comme papa, ni plus ni moins, parti commode où
bouder suffit, les lis ne conspirant pas plus qu'ils ne filent.
   Mes goûts, mes ambitions étaient ailleurs. Je ne rêvais que lit-
térature, et, soutenu par le courage forcené de la jeunesse, je pas-
sai cette première année tout entière à faire des vers. Quelle