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UNE PAGE.DE MÉMOIRES Quel voyage, bon Dieu ! que mon premier voyage à Paris ! Rien que d'y songer, après vingt ans, je me sens encore les pieds dans un étau de glace et l'estomac tordu par la faim. Deux jours sans manger, l'hiver, en wagon de troisième classe. J'avais seize ans, je venais de très loin, du fond des Cévennes, pour faire de la litté- rature. Mon voyage payé, il m'était resté quarante sous; mais malgré la terrible tentation, les pâtés des buffets et les sandwichs des buvettes, je ne voulus point toucher à mes quarante sous pré- cieusement serrés ; il ne s'agissait pas d'arriver à Paris sans ca- pital. Vers la fin cependant, tandis que le train détraqué allait geignant et nous secouant à travers les tristes plaines de la Cham- pagne, je me sentis défaillir. Des matelots qui chantaient me pas- sèrentleur gourde. Ah ! les braves gens, les belles chansons salées, et quelle bonne chose, quand on n'a pas mangé depuis quarante- huit heures, que l'eau-de-vie de matelot! L'eau-de-vie me récon- forta, la grande fatigue m'endormit; sommeil transparent, inter- rompu par les arrêts périodiques aux stations, mêlé de réalité et de rêve. Quand j'ouvrais les yeux, je distinguais vaguementles mate - lots, leurs grands cols rabattus, leurs chapeaux cirés, leurs mu- settes. Il me semblait que j'étais en mer, sur un grand bateau, parti pour un lointain voyage. Le vent était frais, la mer bleue, une île merveilleuse se dressait à l'horizon, se rapprochait pleine d'om-