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68 LETTRES SUR LA SARDAIGNE. nissaient à la porte > puis je distinguais d'autres Sardes accrou- pis sur leurs talons, le menton dans la main, et tirant de leurs grandes pipes des nuages de fumée, qui montaient au plafond en noires spirales ; des harnais, des brides, des sabres, des poignards accrochés aux murailles étincelaient par mo- ment aux lueurs des lampes agitées : dans un coin, des voya- geurs altérés vidaient les bouteilles étalées sur une table gros- sière et ruisselante. On eût dit une de ces toiles fantastiques dcDelacroix, rayées d'ombres et de lumières, dans lesquelles l'œil ébloui d'abord découvre bientôt des détails merveilleux et charmanls.Quelquefois, réunis devant la porte de la locanda, les Sardes commençaient ces éternelles chansons qui, pour eux, ont, sans doute, un attrait inconnu. Debouts, ils se forment en cercle : chaque virtuose fait entendre à son tour un couplet d'une complainte interminable sur un air naïf et monotone; le refrain est repris en chœur tandis qu'un des chanteurs tire des profondeurs de sa poitrine, en manière d'accompagnement, une note uniforme et impossible. Une pareille troupe transpor- tée sur la scène de l'Opéra ferait une révolution dans le monde dilettante et réveillerait pendant longtemps les oreilles bla- sées des Parisiens. Ajoutez encore, mon cher ami, cette spé- culation à toutes celles que vous offre la Sardaigne, peut-être ne serait-ce pas la moins brillante. Aux chanteurs succède or- dinairement le joueur de laoneda ; le joueur et l'instru- ment sont encore une des particularités les plus originales de de la Sardaigne, le joueur est assez habituellement un beau garçon, à l'œil noir et profond, orné d'une magnifique chevelure, qui se sépare sur ses épaules en deux tresses énormes, terminées par des médailles, des rubans et des fleurs; il est formé à l'exercice de son instrument par un travail qui a commencé dès les premiers jours de son enfance. Ce tra- vail, fort pénible du reste, consiste a souffler avec des pail- les dans un vase plein d'eau, mais de manière à ce qu'elle