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LES LISEUSES DE ROMANS. 383 est triste alors pour la liseuse de romans d'avoir, dans sa chambre, le type de l'amour respeclueux, cartonné ou relié en basane, tandis qu'elle voit un époux bourru et taciturne, bien en chair et en os, qui gronde ou bâille à ses côtés ! La vieille fille prend son parti de sa position isolée dans le monde en voyant combien y sont rares les amants phénix, les fashionables tourtereaux qui abondent et roucoulent dans ses livres chéris ; elle vit dans un monde broché, im- primé chez Firmin Didot, et s'y marie en idée toutes les fois qu'elle y rencontre un homme digne de sa main; elle court de page en page après l'ami de son choix; elle le pour- suit de chapitre en chapitre, l'accompagne dans ses périls, partage ses plaisirs, ne le lâche pas d'une ligne, et s'unit avec lui au dénouement, car l'héroïne de l'ouvrage c'est elle. Elle mouille de ses larmes, empreint de son tabac, arrose de son café le passage où souffre le tendre objet de ses affec- tions ; le volume finit-il au moment d'une crise dangereuse, elle vole chercher le volume suivant; et, s'il se trouve re- tenu par'd'autres liseuses plus avancées qu'elle dans le récit des malheurs de l'infortuné, elle gémit dans la peine, dans l'incertitude; elle est triste, maussade, languissante. Enfin il y a les vieilles liseuses de romans, celles que j'ap- pellerai les insatiables. Ce sont les ogresses des magasins de lecture; elles en dévorent tous les rayons : romans antiques, du moyen-âge, modernes, du jour, tout s'empile pêle-mêle dans leur cervelle, où se trouvent un salmis d'événements, un fouillis d'intrigues, sur lesquels surnagent a peine quel- ques titres effacés dont elles estropient les noms propres. Si elles essaient l'analyse d'un des innombrables livres qu'elles ont lus, cette analyse est obscure, confuse, em- brouillée; elles enchevêtrent avec elles d'autres productions. Ces dames ont dans la tête un chaos, une tour de Babel où les héros se heurtent, où les héroïnes se croisent, où des