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malheureusement?) à juger Sophocle et Racine avec des yeux
allemands ou anglais.
   L'un et l'autre excès est également nuisible, également
contraire à la critique et à la raison. C'est du point de vue de
sa nation même, du temps et des circonstances où il vécut, des
impressions qui marquèrent sa carrière, qu'il faut juger tout
 génie éminent qui a fixé l'attention du monde. Nul arbre ne
peut donner d'autres fruits que ceux que le sol lui prépare;
sans doute la greffe, la taille, la culture, peuvent modifier et
épurer ses produits ; mais le fond du terroir, l'influence du
climat se révéleront en eux par une saveur native qui jamais
ne trompera un palais exercé. Il en est de même du goût lit-
téraire : si nous voulons juger un auteur et ses œuvres, re-
courons, avant tout sans doute, à ces règles d'éternelle vérité
gravées au fond de tout cœur d'homme, et dont le sentiment
nous apprendra, bien mieux que les règles d'Aristote (qui,
du reste, s'accordent avec elles), à distinguer le vrai du
faux, la poésie de la rimaille. Mais une fois ce sentiment
satisfait, suivons le poète devant son auditoire; demandons-
nous s'il a su exposer avec force, avec entraînement, les
joies et les souffrances de sa vie, les mœurs et les passions
de ses contemporains, ou si, attribuant ses sensations à des
êtres historiques ou imaginaires, il a su les peindre avec bon-
heur, et nous identifier avec eux. S'il a réussi dans cette tâ-
che, et si l'éclat, la mélodie de ses vers (mélodie qui ne
doit être jugée que d'après les sons inhérents à chaque lan-
gue), correspondent parfaitement aux pensées et produisent
un harmonieux ensemble, ne demandons plus s'il est Grec
 ou Romain, Français, Anglais, Allemand ou Slavon, il est
 poète, il est inspiré, il est digne de prendre place à cette réu-
nion céleste de génies immortels comme leurs œuvres, qui
 se partagent, sans haine et sans envie, le légitime hommage
 de la postérité !