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459 malheureusement?) à juger Sophocle et Racine avec des yeux allemands ou anglais. L'un et l'autre excès est également nuisible, également contraire à la critique et à la raison. C'est du point de vue de sa nation même, du temps et des circonstances où il vécut, des impressions qui marquèrent sa carrière, qu'il faut juger tout génie éminent qui a fixé l'attention du monde. Nul arbre ne peut donner d'autres fruits que ceux que le sol lui prépare; sans doute la greffe, la taille, la culture, peuvent modifier et épurer ses produits ; mais le fond du terroir, l'influence du climat se révéleront en eux par une saveur native qui jamais ne trompera un palais exercé. Il en est de même du goût lit- téraire : si nous voulons juger un auteur et ses œuvres, re- courons, avant tout sans doute, à ces règles d'éternelle vérité gravées au fond de tout cœur d'homme, et dont le sentiment nous apprendra, bien mieux que les règles d'Aristote (qui, du reste, s'accordent avec elles), à distinguer le vrai du faux, la poésie de la rimaille. Mais une fois ce sentiment satisfait, suivons le poète devant son auditoire; demandons- nous s'il a su exposer avec force, avec entraînement, les joies et les souffrances de sa vie, les mœurs et les passions de ses contemporains, ou si, attribuant ses sensations à des êtres historiques ou imaginaires, il a su les peindre avec bon- heur, et nous identifier avec eux. S'il a réussi dans cette tâ- che, et si l'éclat, la mélodie de ses vers (mélodie qui ne doit être jugée que d'après les sons inhérents à chaque lan- gue), correspondent parfaitement aux pensées et produisent un harmonieux ensemble, ne demandons plus s'il est Grec ou Romain, Français, Anglais, Allemand ou Slavon, il est poète, il est inspiré, il est digne de prendre place à cette réu- nion céleste de génies immortels comme leurs œuvres, qui se partagent, sans haine et sans envie, le légitime hommage de la postérité !