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192 DU BON SENS Aucune puissance intellectuelle n'a paru plus soudaine que celle de Napoléon : sa supériorité pourtant ne prove- nait que d'un examen plus réfléchi et d'une connaissance plus familièrement possédée de toutes choses. « Si je parais toujours prêt à répondre à tout, disait-il à Rœderer, à faire face à tout, c'est qu'avant de rien entreprendre, j'ai long- temps médité, j'ai prévu tout ce qui pourrait arriver. Ce n'est pas un génie qui me révèle tout à coup ce que j'ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c'est ma réflexion, c'est'ma méditation... je tra- vaille toujours, en dînant, au théâtre. La nuit, je me réveille pour travailler. » Et au milieu des vastes ensembles sur les- quels il avait à veiller, il n'oubliait jamais les plus infimes détails. M. de Ségur avait été chargé d'inspecter les places du littoral du Nord : « J'ai vu tous vos états de situation, lui dit ensuite Napoléon alors premier consul, ils sont exacts. Cependant vous avez oublié à Ostende deux canons de quatre. » — «C'était vrai, raconte M. de Ségur. Je sortis confondu d'étonnement de ce que parmi les mil- liers de pièces de canon répandues par batteries fixes ou mobiles sur le littoral, deux pièces de quatre n'eussent point échappé à sa mémoire. » A ce degré et avec ces caractères, la mémoire n'est plus de la mémoire, elle est de la lucidité d'esprit, c'est-à -dire du bon sens. On prête d'ordinaire au bon sens les allures de la timi- dité ; on en fait une sorte de personnage méticuleux, à la vue courte et au cerveau étroit. Rien n'est moins justifié. Il est vrai que la première qualité des hommes de bon sens, quand ils n'ont pas de génie, est la circonspection. La net- teté de leur vision les avertit qu'ils ne distinguent pas tout. Tel point essentiel est encore dans l'ombre, tel élément important ne leur est pas connu, et ils suspendent leur