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LETTRES SUR LA SARDAIGNE. 469 ment, sans s'inquiéter delà présence de quelques promeneurs indifférents, habitués à ce genre de spectacle. L'un et l'autre étaient de beaux hommes, dont les cheveux ras, la barbe longue et le vêtement de peau de chèvre avec le poil en dehors, attestaient l'origine septentrionale. Mon guide, qui vit l'étonnement que me causait ce spectacle d'un nouveau genre, parvint à me faire comprendre que ces infortunés étaient deux pasteurs du cap supérieur, arrêtés, probablement pour crime d'irruption violente sur la propriété d'autrui, à la tête de quelques centaines de brebis, et pour ce, condam- nés par le juge de l'endroit à ce carcan d'un nouveau genre, jusqu'à ce qu'ils lui eussent payé l'amende qu'il leur avait infligée. La maison de ce magistrat, dont l'extérieur élégant et propre (élégance et propreté relatives) m'avaient séduit, était le résultat des amendes successives imposées à son profit. Traitement économique affecté à ses juges par le gou- vernement sarde. En sortant du village, nous rencontrâmes une petite rivière dont les eaux limpides coulaient silencieuses à travers une fo- rêt de lauriers roses ; les rives étaient tapissées de blanches asphodèles et de myrthes odorants, tandis qu'un bouquet de palmiers découpait dans les airs ses grandes feuilles éplo- rées. Nos chevaux, ruisselant de sueur, quittèrent la roule et entrèrent dans l'eau, chassant devant eux des nuées d'oiseaux, qui s'éparpillèrent au loin, en faisant élinceler au soleil leurs ailes de rubis et d'émeraude. Au même instant, des éclats de rire frappèrent mes oreilles, et j'aperçus, se dressant au-dessus des roseaux de la rive, les têtes rieuses d'un essaim déjeunes filles qui, ainsi que les belles compagnes de Nausicaa, la- vaient leur linge en famille. Quoique d'une négligence beau- coup moins excentrique que celle du héros d'Homère, c'était pourtant mon costume qui excitait leur hilarité : hilarité si franche, si irrésistible, que, laissant tout amour-propre de