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210 BARTHÉLÉMY TISSEUR du principe vivifiant? C'était vous qui rameniez notre pen- sée à ce qui est immuable dans la morale et dans l'art-, vous nous défendiez de toute concession aux caprices éphé- mères. Le présent ne pouvait vous enchaîner ; vous regar- diez l'avenir, car c'est dans l'avenir qu'est le royaume de l'amour. Vous saviez choisir, pour me parler, une langue si bien appropriée à mon esprit, que je croyais avoir entendu déjà au-dedans de moi-même chacune de vos paroles murmurées par ces voix profondes qui ne trompent jamais. Dieu vous avait fait mon maître, et vous vous étiez fait mon frère : un frère aîné, mon guide dans la voie difficile où nous marchions tous les deux. J'avançais à la lueur de votre inaltérable rai- son ; je comprenais de loin vos moindres signes. Votre intel- ligence s'était si bien confondue avec la mienne, que nous semblions avoir le même regard et le même sentiment. Les impressions de tous deux étaient semblables, les vôtres plus complètes sans doute, et suivies d'un jugement plus péné- trant; mais, sans aller aussi avant, mon esprit s'élançait dans la même direction. Quand vous m'expliquiez ce que nous voyions ensemble, vos idées me paraissaient n'être que ma pensée éclairée et agrandie. Aussi je cherche en vain dans mon cœur une croyance, une admiration, un espoir qui n'aient été les vôtres ; je n'y trouve que mes faiblesses qui soient bien à moi. Si j'ai puisé quelques gouttes aux sources de la vraie sa- gesse, c'est que vous m'avez aidé à soulever la pierre qui recouvre les puits sacrés. Nous nous sommes rencontrés dans les mêmes solitudes, conduits par les mêmes aspirations; no- tre amitié s'est fortifiée dans des combats semblables et dans une commune tristesse; elle s'est nourrie du môme aliment, la sainte, l'éternelle poésie ; avec vous, c'est la poésie que Dieu retire de moi.