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M. ALEXANDRE DUMAS. 145
M.Dumas pouvait se pliera toutes les conditions du feuilleton -
roman, fournir une longue carrière, tout en sachant varier sa
narraiion parla multiplicité des épisodes, piquer la curiosité, mé-
nager l'intérêt, et conduire ainsi le lecteur à travers les méandres
de son récit. Heureux si l'auteur de créations devenues populaires
se fût tenu à sa part naturelle et légitime dans le domaine du feuille-
ton ! Mais y rencontrant une mine d'or, il songea bientôt à le con-
quérir tout entier.
Alors on vit se passer dans le monde des lettres un fait sans
exemple jusqu'Ã ce jour, et qui probablement ne trouvera que peu
d'imitateurs. Un écrivain se rencontra qui, pour gagner plus de
cent mille francs par an, eut le courage d'employer les vingt-
quatre heures départies à chacun entre le jour et la nuit, à faire
courir sur le papier, sans trêve, sans relâche, la plume toujours
trop lente au gré de sa fiévreuse ardeur. Et comme, dans ce travail
hâtif, la pensée ne pouvait être constamment préparée, élaborée,
cet écrivain eut recours à la pensée et à la plume d'autrui. On lui
apportait des romans, des chroniques, des contes, des histoires;
et lui il transcrivait, tout en le feuilletant, Je manuscrit que d'au-
tres avaient composé, faisant subir au fond et à la forme telles mo-
difications que lui suggéraient les inépuisables ressources de son
esprit; puis il signait de son nom, passeport obligé, cette œuvre
bâtarde, partageait le salaire, en se faisant la part du lion, et se re-
mettait aussitôt à la tâche. C'est ainsi que pendant une année on
vit cinq journaux publier, chacun de son côté, un roman d'Alexan-
dre Dumas. Or, ces ouvrages étaient écrits au jour le jour ; car on
n'ignore point que l'auteur du Comte de Monte-Cristo n'a pas,
comme la fourmi, la prévoyance de conserver quelque approvi-
sionnement pour la saison d'hiver. Ainsi donc, Ã ne calculer que le
temps rigoureusement nécessaire à la transcription des signes ma-
tériels de la pensée, c'est à peine si douze heures avaient suffi
pour copier currente calamo ces cinq feuilletons, qui souvent pré-
sentaient un développement de (rente ou quarante colonnes. Quant
aux loisirs indispensables à la recherche du sujet et du plan de
l'ouvrage, Ã l'ordonnance des diverses parties du discours, Ã la
combinaison de l'intrigue et du dénouement, il ne saurait en être
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