page suivante »
LE SANS-GÊNE. 53 J'ai beau me tenir en garde contre ce travers des vieilles gens, je sens qu'il envahit souvent mon humeur, et je me trouve dis- posé à trouver mauvais, dans nos coutumes actuelles, ce qui n'est peut-être que différent de celles qui existaient dans ma jeunesse. Cependant, je ne saurais m'empôcher de m'insurger contre le sans-gêne, genre de vivre et de taire qu'on m'a dit être venu d'Amérique, ce qui a diminué beaucoup ma gratitude envers Christophe Colomb qui l'a découverte. Ce genre déplorable a fait irruption dans les lettres, les arts, et surtout dans la société où le costume a principalement con- tribué à l'impatroniser. Le paletot, le chapeau gibus et la blouse ont été comme les oriflammes qui ont précédé et annoncé le règne du sans-gêne. Comment ne pas croire, en effet, que des vête- ments aussi négligés, de formes aussi ignobles, n'aient pas influé sur la tenue dans le monde de ceux qui les portaient ? Comment ce débraillé de la mise n'aurait-il pas déteint sur les habitudes? Il y a une corrélation plus intime qu'on ne le suppose entre la toilette d'un homme et sa manière d'être et même de penser. Qui ne sait que le peintre sublime de la nature, Buffon, en un mot, n'écrivait jamais qu'en manchettes de dentelles et après s'être couvert de ses plus riches habits ? Ne solemnisons-nôus pas le jour du Seigneur par un costume plus soigné, et ce costume n'impose-t-il pas quelque chose de réservé à notre conduite? Oui, j'en suis certain, ces vêtements d'une ampleur démesurée enveloppant le corps dont ils voilent également les grâces et les défauts, ces chapeaux prolées qui n'ont point de formes parce qu'on peut les leur donner toutes, ces blouses recouvrant un négligé sou- vent absolu, toutes ces manières de se produire dans la société sont comme les cocardes de la liberté sans frein dont on prétend y jouir sans rien accorder à cette civilité un peu gênante, à cette politesse de bon ton qui exigeaient quelque attention pour soi- même et quelques égards pour les autres. La cigarette même que de grandes dames se sont mises à fumer pourrait revendiquer sa part des allures moins révéren- cieuses'' que les hommes affectent aujourd'hui avec un sexe que cette coutume a trop rapproché du leur ; et si elle n'est point