page suivante »
122 CÔME, LE LAC ET SES BORDS. Si, par hasard, il reste encore en France un vieux seigneur de celte race perdue qui comprenait si bien le château, la vie grande et généreuse, l'hospitalité magnifique, qu'il entende l'appel, qu'il vienne rassurer cette belle villa en peine d'un prince, et qui a peur d'un maître indigne ! Oui, la villa Sommariva est belle et charmante; mais vis-à - vis est Bellagio , et le lac de Lecco, dont le nom seul fait r ê - ver à Renzo, à Lucia Mondella, ces images que Manzoni a gravées au vif dans le souvenir de ces bienheureux qui ont quelque poésie et quelque jeunesse d'esprit et de cœur. En gravissant ce beau promontoire qu'on appelle la villa Serbeloni, qui se baigne à la fois dans les deux lacs, je me demandais si je n'apercevrais pas, du sommet, la noire dentelure du Re- segone, sur le fond bleu du ciel, et si, au détour du bois, sous quelque gigantesque cyprès, je ne ferais pas lever l'ombre chaste de Lucie, sous la forme usitée d'une colombe, comme l'ombre amoureuse de Françoise de Rimini. Quelle puissance y a-t-il donc dans ces créations du génie, qui restent au fond de la pensée et s'en dégagent mystérieusement, comme un parfum, au moment même où les puissantes réalités de la na- ture semblent tenir toute l'imagination oppressée et captive? Quoi ! donc, au milieu des plus belles œuvres de la création, un caprice de poète, un rêve, un vague profil qu'a vu seul l'œil de l'esprit, vous suit partout, et ce rien sublime parle aussi haut que le pompeux spectacle ! Et, poursuivant ma route sur le lac de Côme, dans une bar- que solitaire, je m'en allais rêvant à ces choses, à la grandeur de l'homme et de la nature. C'était le soir, et sur l'eau mi- roitée ondulait le son d'une cloche lointaine. Ce son parlait du village de Bellano. 11 y avait là , pour moi, un souvenir triste et doux : j'y avais trouvé, deux ans avant, une hospi- talité cordiale, dans une famille heureuse alors, et qui venait, depuis peu, d'être grandement affligée.