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396                ÉTUDE SUR L'HISTORIEN GIBBON.
s'attachent au vice et le tourmentent dans la postérité ; d'un
bout à l'autre de son livre, Gibbon semble être le complice de
toutes les erreurs et de tous les crimes. C'est là un spectacle
abominable que la philosophie incroyante pouvait seule donner
au monde.
    Sous ce point de vue immoral, l'Å“uvre de l'historien anglais
a été en partie jugée par un hommme dont, à coup sûr, on ne
récusera ni l'autorité, ni la compétence: cet homme, c'est Mi-
rabeau (l).
    « J'ai lu, dit-il, l'élégante histoire de M. Gibbon, et cela me
suffit. Je dis son élégante et non pas son estimable histoire, et
voici pourquoi .- jamais, à mon avis, la philosophie n'a mieux
rassemblé les lumières que l'érudition peut donner sur les temps
anciens, et ne les a disposées dans un ordre plus heureux et
plus facile. Mais, soit que M. Gibbon ait été séduit, ou qu'il ait
voulu le paraître, par la grandeur de l'Empire romain, par le
nombre de ses légions, par la magnificence de ses chemins et
de ses cités, il a tracé un tableau odieusement faux de la féli-
cité de cet Empire qui écrasait le monde et ne le rendait pas
heureux. Ce tableau même, il l'a pris dans Gravina, au livre de
Imperio romano. Gravina mérite de l'indulgence, parce qu'il était
 excusé par une de ces grandes idées, dont le génie surtout est
si facilement dupe. Comme Leibnitz, il était occupé du projet
d'un Empire universel, formé de la réunion de tous les peuples
 de l'Europe, sous les mêmes lois et la même puissance, et il
 cherchait un exemple de cette monarchie universelle dans ce
 qu'avait été l'Empire romain depuis Auguste. M. Gibbon
 peut nous dire qu'il a eu la même idée ; mais encore lui répon-
 drai-je qu'il écrivait une histoire et qu'il ne faisait pas un sys-
 tème. D'ailleurs cela n'expliquerait point et n'excuserait pas
 l'esprit général de son ouvrage, où se montrent à chaque instant
 l'amour et l'estime des richesses, le goût des voluptés, l'igno-
 rance des vraies passions de l'homme, l'incrédulité surtout pour


   (1) Celte lettre est tirée des Memoirs of (lie life of sir S. Romilly. Elle est
datée du 15 mars 1785.