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L'AVEUGLE En 184..., jerevenais un soir à monmodeste domicile d'étudiaut. C'était au mois de février, vers dix heures. En traversant le pont des Arts, je fredonnais machinalement un motif d'opéra, lorsque soudain une voix bien connue se fit entendre : « La charité, s'il vous plaît. » C'était « mon vieil aveugle du pont des Arts », comme je l'appe- lais d'habitude. Adossé contre un pilier du pont, son chien entre les jambes, la voix tremblante, les genoux fléchissant, il aurait tenté la miséricorde de l'iscariote le plus endurci. Bien des fois j'avais déposé un sou dans sa sébile ; bien des fois son pauvre Fidèle avait paru me remercier du regard ; jamais autant que ce soir dont je parle, je n'avais été plus porté à la bienfaisance, et la raison, lecteurs, c'est que j'étais heureux. Or, du bonheur à la charité, il me semble qu'il n'y a et qu'il ne doit y avoir qu'un pas. Oui, j'étais heureux ce soir-là ; une ange adorée m'avait souri peu d'instants auparavant ; sa main avait pressé la mienne; au milieu d'un tour- billon d'importuns et de flatteurs, elle avait eu à mon adresse quel- ques-unes de ces phrases en apparence indifférentes, et dont la musique n'en fait pas moins bondir un cœur de vingt ans. J'étais heureux. Fouillant dans mes poches, je tirai une pièce blanche que je laissai tomber de bien haut dans la sébile, pour que l'aveu- gle comprît au son la valeur de l'offrande. Quelques jours s'écoulèrent; la dissipation m'entraînait. Inces- samment préoccupé de mes espérances et de mes rêves, je suivais