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DON JUAN. 149 cependant lui seul l'a créé tel qu'il doit être. Nous l'avons déjà senti, en voyant la légende s'effacer et perdre de sa poésie à mesure qu'elle s'écartait de la donnée primitive. Et il en devait être ainsi. Cela peut sembler un paradoxe, mais la légende de Don Juan est essentiellement chrétienne , elle n'a pu naître, elle ne peut vivre qu'au sein du christianisme. L'antiquité eût-elle pu concevoir et comprendre Don Juan ? La femme avait-elle, dans la société antique, une assez haute et assez noble place pour que l'homme qui l'eût réduite au rôle de vil jouet de ses plaisirs méritât un châtiment pro- videntiel? Évidemment non! 11 faut, pour que la punition d'un Don Juan soit possible, que le christianisme ait rétabli l'égalité dans la famille, glorifié la pudeur, rendu inviolables les liens domestiques ; il faut que la chevalerie, inspirée par lui, ait entouré la femme d'une sorte de culte; alors seule- ment le profanateur de ces lois si saintes pourra être frappé, et, si ses désordres passent toute mesure, alors seulement il sera digne que le ciel fasse sur lui un exemple de sa justice. Qu'on cesse donc de détourner la légende de Don Juan de sa véritable, de son unique interprétation; qu'on cesse d'en faire une sorte d'Évangile a l'usage de ceux qui prétendent allier une bizarre et coupable philosophie au dé- vergondage de l'esprit et des sens. Don Juan a fait un long chemin depuis qu'il est sorti des mains du vieux Tirso de Molina, mais tant de pérégrinations n'ont pu effacer le ca- ractère indélébile qui lui a été imprimé dès l'origine. Ou il n'est rien, ou il est créé pour servir d'épouvantail au vice, au lieu d'être couronné par lui comme une sorte de pontife. Le bon sens populaire ne s'y est pas trompé; les lettrés seuls ont pu commettre l'étrange erreur d'abriter sous son manteau leurs singulières et perverses doctrines; pour les masses, en cela plus intelligentes que les conteurs et les poètes, la fable de Don Juan conservera sa moralité primi- tive, la terrible catastrophe qui la termine produira toujours le même effet sur les consciences; elle restera l'exemple éternel du châtiment inévitable qui vient venger l'oubli des lois morales. G.-A. HEINIUCH.