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                   ÉTUDE SUR L'HISTORIEN GIBBON.                  387
       L'érudition de Gibbon est à la fois savante et sobre, deux
    qualités qu'on trouve rarement réunies ; car il y a une manière
    de tout citer comme une manière de tout dire. Les écrivains
    médiocres ne sachant pas distinguer les vraies sources, ni les
    choses qu'on en doit tirer, citent pêle-mêle toutes sortes d'au-
    teurs, toutes sortes de passages et tombent dans le fatras. Ce
    sont des fleuves qui roulent des paillettes d'or, mais dans des
    eaux bourbeuses ; ce sont des arbres étonnants par l'exubérance
    de la végétation, mais qui ne portent pas de fruits. Il n'y a que
    les écrivains supérieurs qui sachent se préserver du fatras, parce
    qu'ils savent s'affranchir de la servitude des accessoires. Gibbon
    possède à merveille cet art des grands maîtres. Malgré l'énorme
    quantité de matériaux qui s'offrent à lui tantôt épars ça et là,
#   tantôt entassés dans les collections, il ne semble embarrassé
    ni du nombre ni de la masse ; il lés tourne, les retourne avec
    une rare aisance, et les classe avec une incomparable facilité.
    Son coup-d'œil sagace devine sur le champ dans une biblio-
    thèque le livre dont il a besoin, et à peine l'a-t-il ouvert que
    son doigt se fixe sur le passage qu'il cherche. Si volumineux
    qu'il soit, il vous prend un ouvrage, le feuillette, le dépouille
    en quelques jours ; puis, s'il vous vient en fantaisie de réviser
    son travail de compulsation, vous ne tarderez pas à vous con-
    vaincre qu'il ne reste rien à glaner après lui, et que toute la
    substance du livre a passé dans quelques pages condensées de
    l'historien.
       Un homme de nos jours semble avoir hérité de cette admirable
    faculté d'analyse, c'est Léopold Ranke. Sa manière de consul-
    ter les sources historiques, d'en ordonner les matières ressemble
    beaucoup à celle de l'historien anglais. C'est le même coup d'œil,
    la même puissance de généralisation, le même genre d'érudi-
    tion. Il n'y a qu'une différence entr'eux, et elle nous paraît
    en faveur de Gibbon : c'est qu'en lisant l'Histoire de la Déca-
    dence, on peut apprendre le sujet que traite l'auteur, tandis
    que, pour lire avec fruit l'Histoire de la Papauté, il faut
    connaître déjà la matière dont s'occupe l'écrivain berlinois.
       Quant au style, celui de la Décadence est devenu classique