Revue du Lyonnais » série 2 - n°5 ( 1852 ) » pp.313

                        JACQUES LISFRANC.                       313
   Les étudiants du Rhône et de la Loire étaient ses élèves de
prédilection : le pays commandait, obligeait. Chaque année,
l'hôtel du Singe Vert, au bois de Boulogne, était le lieu consa-
cré à une réunion dont l'illustre compatriote faisait les frais et
les honneurs avec tout l'entrain et le désintéressement d'un
dissipateur de vingt ans. Lorsque le choléra vint fondre sur
Paris comme un essaim de guêpes furieuses, ou quelque troupe
de louves enragées, notre docteur fut pour tous une divinité
protectrice, et pour ses compatriotes surtout un ange gardien.
Plusieurs familles du pays, alors à Paris, nous ont raconté avec
l'accent de l'éternelle action de grâce tout ce que faisait alors
pour eux Lisfranc, et le jour et la nuit.
   Au sein de ce grand désastre, la plupart des médecins se con-
tentaient ou de fuir ou de lever les yeux au ciel pour, à l'exem-
ple d'Hippocrate vaincu par les fléaux, constater leur impuis-
sance et le pouvoir des dieux.
    Lui, ferme comme Cambrone devant l'ennemi, luttait de tou-
 tes ses forces contre cet ennemi cent fois plus fort. Et quand
 le peuple dans son délire poursuivait de son aveugle rage les
médecins, auteurs de tous ses maux, tous les empoisonneurs de
son air et de son eau, Lisfranc ne rompit pas d'une semelle
devant lui.
   Il sut, dans deux occasions extrêmes, conjurer la foudre
 de ces vertiges populaires, par la même présence d'esprit et l'as-
cendant de cet empereur du nord, maître souverain des corps et
des âmes de ses sujets, sujets qu'il sut par le talisman d'un grand
 cœur réduire à l'obéissance au milieu des mêmes égarements.
   Les anciens ont personnifié l'amitié sous les traits d'une
jeune fille ayant inscrite sur le front cette devise : hiver comme
été, et sur le cœur nu celle-ci : de près comme de loin ; l'attache-
ment si tendre de Lisfranc pour tous les habitants de la Loire
et du Rhône peut revendiquer cette emblème.
   A ses obsèques, ce qui était plus touchant encore que le re-
cueillement, l'empressement et la tristesse de ce nombreux
cortège, c'étaient ces hommes et ces femmes du peuple qui se
pressaient en sanglotant autour de ce cercueil.