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                     LETTRE A M. CLAIR TISSEUR                      381

laissé chez eux d'indestructibles traces : un spiritualisme convaincu,
une conscience inébranlable dans sa droiture et sa fermeté, l'amour
de la vérité et de la justice; à d'autres points de vue, un sentiment
profond de la nature. Ils furent ce qu'on appelait au xvne siècle des
« honnêtes gens, » dans toute la rigueur qu'avait alors cette belle ex-
pression. Ces qualités, Monsieur, (puisque j'en suis à vous dire vos
vérités, vous me passerez bien encore celle-là,) on les retrouve dans
vos œuvres, où vous avez su marier d'une façon si piquante le parfum
de terroir du parler lyonnais à la verdeur de notre vieille langue.
   Il est véritablement étonnant de voir combien vos frères ont su
conserver leur originalité, dans un siècle où, à la suite de quelques
grands écrivains, s'est rué le troupeau servile des imitateurs. « En
vérité, je vous le dis, tout procède du Père. » C'est ainsi que s'expri-
mait assez irrévérencieusement M. Catulle Mendès dans une confé-
rence qu'il faisait dernièrement sur les débuts de l'école parnassienne.
Et c'est à Victor Hugo qu'il appliquait les paroles du texte sacré.
La phrase cesse d'être juste, quand il s'agit de Jean et Barthélémy
Tisseur. S'il est un poète dont ils se soient inspirés, ce n'est pas
l'auteur des Feuilles d'automne, c'est Lamartine. Mais, souffrez cette
expression, Lamartine n'a pas déteint sur eux. Et malgré leur admi-
ration pour le chantre d'Elvire, chacun a suivi sa voie.
   On ne saurait trop louer chez Jean Tisseur l'admirable correction
de la forme, la précision dans l'emploi des mots, l'horreur de la
cheville, et, plus encore que ces qualités matérielles de facture, la
philosophie sereine qui se dégage de ses poésies. Il a montré com-
ment on pouvait traiter les sujets modernes, parler en termes propres
de l'industrie et de ses merveilles, sans verser dans l'ornière du réa-
lisme, et sans toutefois ressembler en rien à l'abbé Delille. Il est le
chantre du travail, l'ennemi des énervantes oisivetés :
             Fuyez le vague ennui dont notre âge se vante,
             Et la mélancolie inquiète, énervante
                  Qui rendrait votre rire amer.

S'il n'est pas le poète des sommets, comme son ami de Laprade,
             De la plaine pourtant je ne sortis jamais,