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                ANDRÉ DE CHÉNIER

Le vers mystérieux et fort, la strophe auguste,
Les mots doux et charmants à l'oreille, les mots
Qu'a froissés dans sa main farouche un siècle injuste,
Sont revenus à nous, divins et fiers oiseaux.
Savait-on, dans ces temps, qu'en tuant le poète
On détruisait le corps, mais que l'esprit restait !
A l'échafaud banal que faisait une tête
De plus, puisque le cœur, l'avenir l'emportait!...


O Révolution ! voilà ta faute grave,
La faute qu'à mes yeux tu ne peux expier.
Tu croyais par le fer t'affranchir d'une entrave.
Celle-ci, pourras-tu jamais la délier ?
Le poète immortel, le chantre de Bathylle,
Horace revenu dans nos chemins poudreux
Pour célébrer la femme, idole au flanc d'argile,
Pour relever les dieux tombés, et moins nombreux;
Ce Romain d'autrefois, si jeune d'espérance,
D'âge et de volonté, mais si mûr de talent ;
Ce héros rapportant l'âge d'or à la France :
Ah ! tu l'as immolé sous ton couteau sanglant !
Les Français d'aujourd'hui, levant leur front sévère
Vers toi, peuvent crier, en étendant la main :
Réponds, Caïn, réponds, qu'as-tu fait de ton frère?
En te montrant son corps jeté dans le chemin.
Qui sait si ce pays dont ta fureur le prive,
En le perdant n'a pas perdu son avenir ;
Si tu n'as rejeté dans la nuit fugitive
Des temps, ce qui peut bien ne jamais revenir!
Le poète est un dieu. Malheur à qui le touche !
Et tu frappas Chénier; et tous nous en souffrons!
Son nom et ses beaux vers si doux à notre bouche
Passent sur toi, sanglants et terribles affronts.
Nulle faute ne peut excuser d'autres fautes,
Sans cela nous n'aurions plus le droit de jeter
Au passé disparu vers les collines hautes,
Les reproches amers qu'il nous faut répéter.
Nous ne saurions, sans honte, écraser sous l'injure,
Ce roi d'un si grand peuple et d'un siècle si beau,
Qui laissa lâchement, oublieux et parjure,
Corneille sans souliers, Molière sans tombeau.