Revue lyonnaise » n°8 ( 1884 ) » pp.370

370                    LA REVUE LYONNAISE

  Faut-il conclure de là que le fabuliste (on le lui a reproché),
veuille nous apprendre à nous moquer des malheureux? ce serait
oublier qu'il a dit ailleurs :

                Il ne se faut jamais moquer des misérables.

   Cependant la fourmi ne fait pas autre chose. C'est que sans
doute, le fabuliste s'est préoccupé beaucoup moins de la morale
de sa fable que de la vérité de son récit poétique. Fidèle obser-
vateur de la nature il voulait peindre un type et son personnage
économe est en même temps, avare et dur. C'est l'âpre fermière, aux
yeux secs, qui sait ce qu'il en coûte de remplir un grenier, qui
n'a jamais été sensible aux charmes de la musique, et dont le
malheur du prochain ne saurait toucher l'âme. La Fontaine a été
jusqu'au bout dans le caractère de ce personnage, et lui fait répon-
dre par une méchante plaisanterie à la supplique de la misère.
   Doit-on l'en blâmer? et pourquoi? La Fontaine est un poète, on
lui reproche de n'être pas un moraliste. Il peint les choses comme
elles sont : on veut qu'il les montre comme elles devraient être.
   Au moins sa fable ne contient-elle pas une leçon d'ordre et
d'économie? Il faut convenir que si La Fontaine a conseillé cette
vertu domestique, il ne l'a guère pratiquée. Il avait en horreur
les soins matériels de la vie. Lui aussi avait chanté tout l'été,
comme la cigale, et il se trouva sans ressources quand vinrent
l'âge et l'hiver. Heureusement pour lui, il rencontra des âmes
généreuses qui le recueillirent précisément parce qu'il avait
chanté. Ni M 8 de la Sablière, ni Mrae d'Hervart, les amies de sa
               â„¢
vieillesse, ne prirent modèle sur la fourmi avare et moqueuse.
   Mais il ne faut pas s'y méprendre. La Fontaine ne prêche pas
plus l'économie par ses vers que par sa vie. Il disait que :
       Le bien n'est un bien qu'autant que l'on s'en peut servir
                        Sans cela, c'est un mal.

  Formule à l'usage des prodigues. Il ne cache pas sa sympathie
pour les dissipateurs dans sa fable le Thésauriseur et le singe.
       Un homme accumulait. On sait que cette erreur
           Va souvent jusqu'à la fureur.