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traversées une lueur qui fixe leurs traits à jamais. Guetté de toutes parts
sur ces champs terribles, frappé, mais vivant, il garde, dans sa jeunesse bles-
sée, la stature et la gravité d'un camarade des morts.
      Mais il ne se refuse pas à la vie. Il est doué pour elle, et pour l'action.
Partout où on le requiert, en Macédoine, en Grèce, aux heures critiques,
partout où la clarté de son intelligence et l'ampleur de son information
peuvent servir la patrie, aux négociations de Spa, au commissariat de la
marine marchande, il prodigua son double don, si rare, si beau, la jeunesse
de son énergie et cette connaissance de l'homme acquise auprès des vivants
et des morts et qui ne laissait sur ses lèvres aucune sécheresse, aucune
amertume. Alors, aux lendemains de la guerre, nous étions de ceux qui
espéraient rebâtir l'Europe et un siècle juste. Partout où la confiance dans
la droiture de l'esprit et dans l'avenir de l'intelligence soutient la conti-
nuité de la pensée et de l'action, je les vois, mes amis, mais il manque, sa
place soudain est vide. Un effrayant malheur nous a séparés de lui pour
toujours.
      Alors il n'était pas exempt d'inquiétude. Il ne se contentait pas de
 voir et de vouloir des buts élevés, il était incertain des méthodes, et notre
technique politique lui paraissait encore très grossière. Dans le travail d'un
cabinet d'état, il avait pu voir la noblesse d'intention sans cesse compro-
 mise par l'insuffisance de la technique, côtoyée par la médiocrité, par l'in-
trigue. Il en éprouvait du chagrin et cette sorte de ressentiment sans acri-
 monie qu'inspirent, non les déceptions personnelles, mais l'anxiété, le doute
critique, la suspicion touchant un système auquel toujours on a cru. Que
 de fois, le soir, dans ces vastes rues désertes, dans des promenades noctur-
nes à travers Lyon endormi, sous les feuillages d'un somptueux été, ne
 nous sommes-nous pas interrogés, non sur nos fins dernières, mais sur nos
 buts prochains, sur le sens du meilleur et du plus utile. Dans cette large
 étoffe humaine, dans cette ardeur d'humanisme social, chez ce grand Lyon-
 nais si entendu aux affaires, si entendu à la vie de l'esprit, je croyais retrou-
 ver la dernière et la plus belle flamme de ce génie Saint-Simonien qui a don-
 né au dix-neuvième siècle de si larges assises. Je le pressais de m'écouter,
 et je ne savais pas que ses paroles, dès lors, étaient comptées et que bien-
 tôt il serait muet à jamais. Ces heures de confidence fraternelle où revi-