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raît dans une vision contrastée et pathétique. L'antithèse, ébauchée à plu-
sieurs reprises dans l'imagination de Michelet, s'implante victorieuse dans
son esprit. La forme dramatique succède au récit et à l'apostrophe lyrique.
La scène s'anime ; l'acteur paraît. C'est le peuple. Le jeune artisan, l'ap-
prenti de la soierie s'arrête, incertain, hésitant entre les deux montées, ne
sachant quel chemin prendre. Et voici que descend vers lui le double appel
des collines rivales, voici que se déroule, largement rythmé, en grands ver-
sets alternés, le dialogue de Fourvières et de la Croix-Rousse. « Viens, mon
enfant docile, viens à ta vieille mère. Fuis les nouveautés de là-bas. Repose
ta jeunesse dans mon antiquité. Ils cherchent et nous tenons depuis dix-
huit cents ans. Souviens-toi des dix mille martyrs de l'Eglise de Lyon, de sa
perpétuité sainte, de saint Irénée à Gerson, qui voulut y mourir. Souviens-
toi de Blandine, l'héroïque esclave. Démocratie, fraternité, association, ces
mots dont on t'abuse, chez moi sont des réalités. » — A quoi la Croix-
Rousse répond : « C'est le passé, cela ; moi, je suis le présent et j'ai l'avenir.
Fuis le rêve, le vide, l'abstraction, l'hypocrisie. Reste vrai et laborieux.
Accepte vaillamment le travail, condition de la vie humaine »2.
      Autant est captivante la beauté poétique de cette antithèse, autant sa
valeur historique semble être discutable. La Croix-Rousse peut difficile-
ment, au milieu du xixe siècle, s'opposer à Fourvières comme le présent au
passé. Elle a été, pendant des centaines d'années, couverte de couvents et
est encore, elle aussi, une montagne sacrée. Il eût suffi à Michelet de jeter
les yeux sur une carte du xvie siècle pour s'en persuader. L'église et les
dépendances des Chartreux disaient suffisamment au voyageur de 1853
l'importance de son passé monastique, tandis que le prestige mystique et
la vitalité religieuse de Fourvières pouvaient, même à cette époque, paraître
moins frappants qu'aujourd'hui. La basilique votive et le culte de Notre-
Dame n'attiraient pas encore à la sainte colline les effusions populaires des
grands pèlerinages. Mais Michelet était sous l'impression des événements
de 1831 et de 1834. Avec sa puissance imaginative, il revoyait le peuple
descendre, en grandes files sombres, des ruelles de la Croix-Rousse vers la
place des Terreaux, s'emparer de l'Hôtel de Ville ou se faire tuer aux Cor-

   1. Le Banquet, p. 166.