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60                            I.A CÈNE.
sera porté à écarter du sujet tout ce qui peut le faire descendre
des calmes régions de l'idéal. Léonard de Vinci appartient à une
époque de l'art où une telle élévation idéale et religieuse n'était
pas possible ; il a donc réduit la donnée divine à des proportions
humaines. Mais ce que le sujet ainsi conçu perd en grandeur vé-
ritable, il le gagne en effet dramatique. Les personnages, arrachés
à l'immobilité extatique, et ramenés dans la vie réelle, acquièrent
de suite plus de mouvement, une expression plus saisissante, des
attitudes plus variées, en un mot toutes les qualités qui parlent
le plus vite aux yeux et à l'imagination. Tout le monde sait ce
qu'a fait Léonard de ce sujet de la Cène, même en lui ôtant aussi
de son élévation religieuse pour le rapprocher de l'humanité ; il
a produit un des plus merveilleux chefs-d'Å“uvre de l'esprit hu-
main. Les fresques même du Vatican, le Raphaël des Slanze et le
Michel-Ange de la Chapelle Sixtine ne sauraient pénétrer l'amed'un
enthousiasme plus puissant que cette peinture à demi-effacée qui
achèvera bientôt de s'éclipser sur ie mur humide d'une caserne de
Milan. Jamais peintre n'a réuni, dans ses figures, une simplicité
et une grandeur d'attitudes plus épiques à une expression
de physionomie aussi travaillée par les sentiments humains,
aussi éclairée par le rayonnement de la lumière intérieure.
    Depuis Léonard, tous les artistes qui ont peint la Cène ont suivi
la même donnée, et ont traité le sujet moins religieux et plus dra-
matique de la trahison de Judas. Pour ne parler que d'un seul
dont nous possédons l'œuvre dans notre musée, Philippe de Cham-
pagne, dans un tableau qui n'est certainement pas dépourvu de qua-
 lités secondaires, a ôté tout caractère de divinité et même d'éléva-
tion au drame de Léonard. Le Christ du vieux maître est vraiment
l'Homme-Dieu, et les Apôtres, s'ils ne réalisent pas complètement
le type idéal de la sainteté, sont au moins de grandioses philosophes.
Le tableau du peintre de Port-Royal a toute la sécheresse et la
pauvreté d'une scène de controverse ; il s'agite entre toutes ses
figures quelque chose qui a bien pu se passer dans une discussion
de jansénistes à jésuites, mais qui n'a certainement rien de com-
mun avec la fondation du dogme eucharistique, pas même avec le
drame plus humain réalisé par Léonard.