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70 LE SERGENT MODAS ongtemps. Je plains bien les Bressans : les pauvres gens, doivent-ils être malheureux de n'être pas Bugistes? » Je connaissais le sergent Modas depuis ma plus tendre enfance. De Charix à la grange des Houx, qu'habitait mon père, il n'y avait qu'une grande prairie et un bou- quet de chênes à traverser : aussi avions-nous souvent sa visite. Le plus souvent il partageait notre repas : je sautais sur ses genoux et je m'amusais avec sa barbiche en écoutant ses histoires. D'autres fois, en accompagnant les petits bergers aux champs, je rencontrais sur mon chemin le sergent occupé à faire paître sa chèvre blanche et ses petits cabris. Je courais vers lui, il embrassait mes grosses joues roses, et m'aidait à chercher des fraises, des morilles et des noisettes. Nous finissions toujours par nous asseoir sur la mousse, à l'ombre d'un sapin ; la chèvre blanche, bien repue d'herbes et de ronces, venait se cou- cher à nos pieds, et le sergent me faisait alors un de ces récits qui m'intéressaient tant et qui gravaient leurs en- seignements dans mon petit cœur d'enfant. La grande Révolution et ses scènes regrettables m'étaient connues par les forfaits qu'avaient accomplis quelques mauvais gars des environs : la croix de pierre du Carrefour des hêtres jetée à bas, la statue noire de la vierge mutilée, le vieux curé emmené en prison. Je connaissais l'Empire et ses brillantes campagnes par les batailles auxquelles avait assisté le sergent : pendant douze ans il avait suivi la fortune de Bonaparte, entraîné* comme tant.d'autres, par son prestige. Mais son pays natal avait toujours occupé ses pensées : plus d'une fois, dormant sous la tente, roulé dans sa capote, il avait cru revoir sa montagne, ses sapins, son ruisseau ; la côté était gravie, il allait ouvrir la porte de sa chaumière et embrasser sa vieille mère : mais la diane battait ou le