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LA VIE ET LES OPINIONS DE CHRISTOPHLË DE GAMON 115 Antoinot l'écouta penché sur le gravois. Puis, haussant, plein de verve, et la teste et la voix : « Tu m'as dépeint, » fit-il, « tout le long de ta rive. Je dirai la cité qui son beau nom dérive D'un farouche animal, cité qui grande sert D'un riche magasin et d'un fort boulevert Aux François redoutez, et qui, sur son rivage, De deux fleuves fameux conjoint le mariage : Et diray le pont vieil qui par les Sarazins Fut estendu de loin jusqu'aux murs Ararins. (1) Chanteray-je point Cance? (2) et l'arcade hautaine Du Doux (3) qui aux voisins mainte amertume ameine? Je diray de Teillet (4) les flambans grenadiers Et Bourguet (5) qui nourrit maints troupeaux de figuiers. Du flot ardéchien bruyrai-je la desmarche, Qui près de Justinot (6) sur double marche marche? Je bruyray le bruyard de ce grand pont sacré, Qui au Dieu conforteur à bon droit est sacré. Ce sacré Saint-Esprit ravissant le manœuvre, Visible et diligent, apparoissoit à l'œuvre, Sans toute fois paroistre à table ny au lit. « Un long oeuvre sans moy jamais ne réussit », Faisoit-il aux ouvriers. « Aussi toute estonnée La ville en fut bien tost de son beau nom ornée : Et luy long temps après rejoignit merveilleux L'arceau qui fut coupé de Mars trop orgueilleux ! (1) A l'origine, Lyon était tout entier sur la rive droite de la Saône, alors appelée Araen, Araris. — Il s'agit donc de quelque vieux pont existant à Lyon sur la Saône et attribué, comme tant d'autres monuments, à tort ou à raison, aux Sarrasins. (2) Cance est une des rivières d'Annonay. L'autre est la Décrue ou Deume. (3) Le Doux, rivière torrentielle, se jette dans le Rhône près de Tournon. L'arcade hautaine, dont on voit encore quelques restes, pourrait bien être le pont romain appelé pont de César. (4) Le Teil. (5) Le Bourg-Saint-Andéol. (6) Saint-Just-d'Ardèche. — Allusion aux deux bras de l'embouchure de l'Ar- dèche.