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LA VIE ET LES OPINIONS DE CHRISTOPHLE DE GAMOM 15 moins disposés à nous étonner et à admirer, qu'à analyser et à faire la part du bien et du mal, de la grandeur et de la petitesse. Il faut essentiellement au rythme poétique des sujets vagues, éloignés et mal définis. Les voiles dont se couvre la divinité, les pays lointains dont la nature et les mœurs nous paraissent étranges, les caprices du cœur : voilà où d'habitude il triomphe. Les vers sont une sorte de solidification des rêves dans lesquels se complaît la jeunesse des peuples, comme celle des individus. Mais vienne le temps des graves intérêts et des choses sérieuses, la prose et les chiffres les ont bien vite détrônés. Le rythme poétique s'est vu enlever peu à peu tous ses sujets de prédilection. L'histoire sévère et impartiale laisse peu de place aux exploits fabuleux. La philoso- phie a fait de Dieu une figure trop grande pour entrer dans la mesure d'un alexandrin ou dans les proportions d'une ode. Les naturalistes sont allés dans l'étude de la création bien au-delà de ce que l'ima- gination elle-même avait pu concevoir, et le moindre d'entre eux donne de la puissance et de la sagesse divine une plus haute idée que le théologien le plus hardi. Il n'y a pas jusqu'au prestige mys- térieux du cœur humain qui n'ait été profondément diminué par les fouilles savantes qu'y ont opérées les moralistes et les roman- ciers. Le caractère même de notre langue est essentiellement antipa- thique à la poésie. Elle aime trop la précision et la clarté pour se prêter beaucoup aux licences poétiques, et Rivarol dit avec beau- coup de sens : « On dirait que c'est d'une géométrie toute élémen- taire, de la simple ligne droite, que s'est formée la langue française, et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée; celles-là se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et suivant tous les caprices de l'harmonie. Aussi furent- elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés. » La Baumelle, dans sa vingtième lettre à Voltaire, fait sur le même sujet de non moins justes réflexions : « Non seulement, » dit-il, '« nous n'avons pas de poésie, mais nous ne pouvons pas en avoir. Notre