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                               PENSEES                                511
 perfectionnant sol, bétail, outillage. Aussi les comices agricoles ne
 marchandaient les récompenses ni aux inventions ni aux améliora-
 tions du bonhomme. Ses batteuses, ses charrues, ses brouettes,
 illustrées de médailles d'or et d'argent, lui inspiraient certain
 orgueil enfantin, que l'on constatait sans trop de déplaisance, car
 il était fondé en mérite. Rozier avait « trouvé » encore des rebecs
 et des violons, instrument dont il jouait lui-même, chaque fois en
 chantant, au gré des filles et des garçons accourus de bien loin...
    Agronome, mécanicien, ménétrier, chanteur, voilà bien des titres.
 Cependant ce n'était là, de l'aveu de Jean Rozier, ni sa meilleure
joie, ni sa gloire vraie ; ce que surtout il estimait en lui, c'était le
 « trouveur » de rimes, le poète... Hélas!
    Le berger David ne se sentait pas bien dans l'armure du roi
 Saùl; un bâton, une fronde, les cailloux du torrent lui paraissaient
préférables. 0 la belle leçon, que Jean Rozier ne comprit jamais !
Lui campagnard illettré, entendit écrire en français ! Vous pensez
s'il était à la gêne en cette syntaxe étroite, cette prosodie rigide, ce
lexique inhospitalier qui n'ouvre sa poite à aucun mot que sur
titres sérieux. Aussi bien, cette langue-là n'était point sa propre
langue. Français de par la loi, de par la nature il était Limousin.
Notre langue limousine, non pas la savante mais l'usuelle, il la
parlait avec une grâce souveraine ; « ce parler » patrial « avait dès
son enfance crû avec lui, et était sorti avec lui du sein de sa mère »
comme aurait dit le patriarche Job. Il parlait « patois » sans apprêt,
sans préoccupation littéraire ni prétention oratoire, et c'est alors qu'il
était lui-même, d'autant plus admirable qu'il s'admirait moins. Le
limousin était pour quand il causait tout bonnement, en famille,
sans cérémonie ; le français, pour quand il posait, qu'il montait sur
ses grands chevaux et jouait le personnage. Cet homme donc, mal
conseillé par une vanité sotte, trouva grand et bon d'écrire en
français. Montrer du génie en langage « patois », à d'autres ! Il
estimait meilleur de radoter en une langue d'emprunt, importée, oui,
mais non implantée à son foyer. Il aurait pu être « auteur », être
lui-même ; il choisit d'être un traducteur, c'est-à-dire d'écrire par
autrui. Il s'expatria, pour ainsi dire, et s'abdiqua. Plaignons-le.
Blâmons-le aussi ; car il ne pécha point toujours par ignorance. A
preuve ce que je demande la permission de raconter.