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450                       LA REVUE LYONNAISE
fidèle que possible d'une époque disparue, il est bien obligé, s'il veut faire oeuvre
qui vaille de s'arrêter aux détails, de rendre vraisemblables des caractères qui
au premier abord pourraient sembler étranges, et qui ne peuvent, après un
intervalle de temps assez long, nous paraître vivants que si nous sommes initiés
à la connaissar.ee des milieux dans lesquels ils ont vécu. Là serait l'excuse du
comte Tolstoï, si toutefois il avait besoin de se faire pardonner d'avoir écrit sur
la société russe au temps des guerres napoléoniennes un livre intéressant et qui
vivra.
   Les qualités que j'ai relevées dans ces trois volumes sont des plus sérieuses.
La variété des types y est infinie ;danscette tragi-comédie chacun joue à merveille
son rôle. L'auteur, en les introduisant dans son récit, ne les portraicture pas à la
façon de La Bruyère. C'est eux-mêmes qui, à mesure que se déroulent les événe-
ments, viennent poser devant le lecteur ; leur caractère se développe naturellement,
leurs traits finissent par s'accuser en un relief vigoureux. Avec quel art sont tracées
les figures de ces différents personnages : Anna Mikhaïlovna, l'intrigante; Boris
Droubetzkoï et de Berg, ces jeunes gens si habiles à profiter de tout ce qui peut
favoriser leur avancement dans la carrière; la gracieuse Natacha; et ce sympa-
thique Pierre Bezoukhow, et ce Platon Karataïew, ce type de simplicité et de
vérité que Pierre rencontre en prison. Il faudrait, pour être exact, citer tous les
comparses de ce drame aux aspects multiples.
   Le comte Tolstoï, c'est là, il me semble, une particularité remarquable de sa
manière, est, la plume à la main, un peintre de premier ordre. Les descriptions
de paysages qu'on rencontre fréquemment chez lui, sobres d'ailleurs, sont des
mieux réussies. On trouve en lui un homme chez qui les spectacles changeants
de la nature éveillent un monde de sensations variées, un homme qui comprend,
qui aime et qui sait exprimer la poésie des champs.
   Il est non seulement paysagiste, mais encore peintre militaire et peintre de
genre. Quel gracieux tableau d'intérieur que le retour parmi les siens de Nicolas
Rostow après sa première campagne ! Et en regard, quelles funèbres couleurs
l'écrivain a su trouver sur sa palette pour peindre les atroces souffrances des
blessés à l'hôpital, après la bataille. Et quelle alerte description que celle d'un
bivouac russe, le soir, pendant la campagne de 1812! Tous ces résultats, le comte
Tolstoï les a obtenus sans recourir aux procédés commodes et pour ainsi dire mé-
caniques du naturalisme.
 ;
   Gomme philosophe et comme moraliste, l'auteur de La Guerre et la Paix
n'est point inférieur à lui-même. Dans certaines pages, par exemple au commen-
cement du tome deuxième, on retrouve cette douce mélancolie, chère à la race
slave. Le passage est charmant. Mais c'est à la guerre surtout, objet de son étude,
que le comte Tolstoï applique la vigueur de son raisonnement. A vrai dire je ne
crois pas que les opinions qu'il développe soient partagées par tous. Il me semble
faire la part trop large à cette sorte d'inconscience aveugle qui pousse les masses
on présence à s'entr'égorger, et restreindre dans de trop étroites limites la part
assignée à l'initiative et au talent des généraux. 11 rabaisse Napoléon pour exalter
Koutouzow. Ne peut-on pas dans toute cette partie le taxer d'exagération? Je laisse
à plus compétent que moi en matière militaire le soin de résoudre le problème.
   En terminant cet article bien insuffisant à rendre compte des qualités que j'ai
rencontrées au cours de ces trois volumes, l'auteur me permettra de lui dire qu'il
eût pu se dispenser de mettre en scène ce jésuite caricaturé (III, pages 88 et suiv.)