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                              PENSEES                               411
reviennent, pareilles à ces papillons qui se jouent autour d'une
lampe; elles caressent du bout de leur aile notre imagination. Peu
à peu l'idée s'égare dans les plis d'un voile flottant et confus. Les
yeux se dilatent et se fixent, regardant, ne voyant point... Sur-
vienne quelqu'un, nous faisons un soubresaut, comme réveillés d'un
plein songe...


    11 est des jours où l'on se laisse envahir parles grandes eaux de
la tristesse. Notre intelligence s'abat, notre volonté succombe,
 notre âme nous quitte. On croit n'être plus libre. Notre énergie nous
 semble liée aux pieds et aux mains. L'on n'a plus ni force ni envie
 de pouvoir. L'on se regarde avec stupeur, quelquefois avec pitié-
 Heureux si des larmes nous venaient!..; Mais cette maladie, aride
 et silencieuse, dessèche les paupières après avoir desséché le cœur.
Ame et corps deviennent susceptibles au plus haut degré : le jour
blesse, l'on recherche l'ombre; la voix humaine fatigue, l'on s'en-
 fonce dans le silence; la vie sociale est à charge, l'on embrasse la
 solitude. On vit avee sa peine, comme un méchant avec son remords.
On se ronge le foie à plaisir... Epreuve terrible ! Quel poison peut
se comparer à ce virus qui glace et qui consume ; qui paralyse, broie
et dissout; qui dépersuade de la vertu, et dégoûte de la générosité,
qui nous rend ennemi de tous et de nous-mème !
   On se détache de ce qu'on aime le plus, volontairement, froide-
ment, opiniâtrement. L'on se montre lamentablement ingénieux à
détruire soi-même son bonheur, en souvenir ou en espérance. Toute
parole suave nous revient comme un arrière-goût amer ; tout ser-
vice dévoué, toute distinction flatteuse, toute délicate attention nous
produit l'eflet d'une ironie.
   On porte son supplice partout avec soi; et quand il faut sourire,
la lèvre prend des plis sinistres...
   Et l'on outre ce mal déjà si grand avec une volupté cruelle ! Si
un tel désordre durait, malheur, oh ! oui malheur à nous ! mais Dieu
que nous boudons (car cet étrange cauchemar nous indispose aussi
contre Dieu), ne tient pas rigueur à notre orgueilleuse infirmité ; et
pour nous arracher de péril, il nous envoie une consolation toute-
puissante ou une véritable douleur.