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S74 LA REVUE LYONNAISE Voilà les idées artistiques du peintre de génie. Ajoutons que d'après lui, depuis le commencement du siècle on n'a bâti qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de l'époque, ce sont les Halles centrales. Et voyons ce qu'il considère comme son chef- d'œuvre à lui. « Voulez-vous que je vous dise, dit Lantier à Florent, quelle a été ma plus belle œuvre, depuis que je travaille, celle dont le sou- venir me satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'année der- nière, la veille de Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah ! le misérable! il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là , en lui disant que j'allais lui peindre ça un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des lan- gues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement la crépine, les sau- cisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnaient des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable œuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleurs, soutenus par des gammes savantes. Les lan- gues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à la man- geaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente, qu'elle me flan-