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                        LETTRES BAMUSES.                      363

 jamais le pied sur le seuil de la Conversalionhaus, la répu-
  gnance qui m'a saisi en présence du tableau suivant : tous
 les soirs, deux vieilles femmes sont invariablement assises à
 la table, immobiles, comme pétrifiées, muettes; on dirait
 deux sphinx méditant l'énigme de la Fortune. L'une fut
 dit-on, modiste à Londres; l'autre joaillière à Paris; mais
 je ne le crois pas. Bien d'humain en elles ; si on les dissé-
 quait, je gage qu'on ne trouverait rien dans leur vaste poitrine,
 rien qu'un as en fait de cœur. Toutes deux opulentes par la
 fortune autant que par les charmes, elles viennent, chaque
 année, grasses brebis, laisser une parcelle de leur toison d'or
 aux dents des petits râteaux. Les premières au jeu, elles ne
 se retirent que lorsque le malin a fait pâlir les dernières bou-
 gies et fermer les portes de la salle ; leur opiniâtreté fatigue
les croupiers émérites, ces hommes sans dents, qui mar-
 quaient déjà les coups sous le règne de M. Benazet père. Non,
des vampires antédiluviens m'eussent, de leur vivant, moins
 effrayé que ces deux ampouses. Sous le fard, malgré les bril-
lants et les dentelles, ces figures m'apparurent comme des
symboles de la hideuse passion du jeu, dont elles expriment
si complètement la morne fureur, les ravages, la sécheresse
et le vide. Et je les considère comme des épouvantails placés
là par la Providence, pour détourner les imprudents de ce
champ de malheur !
    J'aime mieux regarder les corbeaux, qui certains jours
descendent des montagnes en poussant des cris lugubres,
et viennent se poser, à quelques pas de la maison que j'ha-
bite, à la cîme de deux gros peupliers. Au moindre vent,
ces lourds oiseaux battent des ailes et se dandinent gau-
chement sur leur frêle perchoir : croa , croa. — Que
demandez-vous , mes petits ? Seriez-vous, par hasard, les
âmes des joueurs suicidés, changés en bêles pour n'avoir
pas eu l'esprit de trouver dans ce monde une occupation