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                    REVUE CRITIQUE DES, LIVRES NOUVEAUX                            313

 que Philippe II, Guillaume le Taciturne, Marnix, le duc d'Albe, Elisabeth d'An-
 gleterre, le prince de Parme et le duc d'Alençon sortent de leur tombe pour nous
 entretenir et nous révéler leurs préoccupations les plus intimes et leurs desseins
 les plus voilés. La toile est levée, les acteurs sont en scène, ils parlent, non la
 langue du poète dramatique, mais la leur seule, ils sont vraiment de chair et d'os,
 ils vivent!
    Nous ne reviendrons pas sur les quatre volumes dont nous avons déjà donné la
 brève analyse, et nous pouvons à peine effleurer dans ce rapide article la matière
 des deux derniers. Le cinquième est consacré aux années qui s'écoulent de 1578 à
 1580; le sixième se termine en 1585. Que d'événements mémorables se sont
 accomplis, et que d'hommes se meuvent dans ce court espace de temps ! C'est
 d'abord le frère cadet d'Henri III, l'ambitieux mais futile et efféminé duc d'Alen-
 çon, qui aspire à se tailler un royaume dans les provinces flamandes et les Pays-
 Bas insurgés contre la domination espagnole. Ce sont les négociations et les am-
 bassades de lord Straffort, de Marnix, de Walsingham, de Bellièvre, de Simier.
 C'est ensuite don Juan, le grand vainqueur de Lépante, qui n'eut « jamais un
 pouce de terre à lui, » et qui meurt à 32 ans, prématurément brisé par ses luttes,
 au camp de Bouges, emportant avec lui les derniers vestiges du génie de Charles-
 Quint. C'est le prince de Parme, moins brillant que lui, mais plus habile, qui
 possédait au plus haut degré ces trois qualités des hommes d'état et des grands
 capitaines : la patience, le courage et la persévérance. C'est d'Egmont, c'est La
 Noue, cet héroïque paladin de la Réforme, dont la captivité a ennobli la vie,
toute souillée qu'elle ait été par bien des excès. C'est le ministère du fameux car-
 dinal de Granvelle, et la disgrâce d'Antonio Perez, le favori de Philippe II. Ce
sont les chimériques tentatives du duc d'Alençon pour épouser la reine d'Angle-
terre, et ses intrigues plus folles encore pour se faire décerner la couronne ducale
de Brabant, de Hainaut et de Hollande. C'est enfin Guillaume le Taciturne, cet
austère conspirateur, plus rusé et plus fort que tous ses auxiliaires et ses serviteurs,
quoiqu'il ait eu, lui aussi, ses jours de défaillance, qui tombe sous les balles de
Balthazar Gérard, au moment où sa duplicité va atteindre son but et où les Etats
généraux vont le proclamer comte de Hollande.
    Il est difficile de réunir dans le même tableau plus de personnages célèbres,
on pourrait presque dire épiques. Mais il était moins facile encore de leur restituer
leur véritable physionomie, tant l'histoire contemporaine avait pris à tâche de les
défigurer. M. Kervyn de Lettenhove a accompli cette restitution avec une rare
indépendance, — il faut du courage pour heurter les opinions vulgaires, — et
cette indépendance ferait à elle seule la fortune de son livre, si celui-ci ne se dis-
tinguait, en outre, par les brillantes qualités qui ont fait le succès de ses aînés.
Il se recommande donc de lui-même à tous les historiens.

                                                               Henri BEAUNE.