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48                      LA REVUE LYONNAISE

   Avons-nous la prétention d'insinuer que la Chute de Byzanee, — car
c'est ainsi que ce poème doit s'appeler, •— soit un chef-d'œuvre?
Allons-nous dire que la France a son épopée, comme la Grèce, l'Ita-
lie ou l'Angleterre? Non, telle n'est point notre pensée. Écrasé par
son travail quotidien, et détourné, distrait par les relations du com-
merce ou du plaisir, Alexis Rousset n'a pas rempli, à la satisfaction
de la postérité, le vaste cadre au milieu duquel il a promené son
pinceau. Il n'a pas jeté sur la toile des personnages vivants, comme
l'ont fait Titien ou Véronèse. Il a peint en grisaille, s'est contenté
d'une esquisse, et n'a terminé aucun de ses portraits. Comme Puvis
de Chavanne, il fait des hommes qui ne sont pas des hommes,
des forêts qui ne sont pas des forêts, des rochers qui ne sont pas des
rochers, des mers qui ne sont pas des mers, et cependant l'idée du
peintre est sublime ; on s'arrête, rêveur, devant sa toile, et on se
demande pourquoi le pinceau n'est pas allé plus avant?
   Dans les épopées qui font nos délices, Achille n'est point Dio-
mède; Nestor, Ajax, Ulysse ne se confondent pas avec Hector,
Paris ou Enée; Argant n'agit pas comme Tancrède; Clorinde, Her-
minie, Armide, Godefroy de Bouillon, Renaud, Bohémond offrent
des traits comme des caractères absolument différents. Chez Rousset,
rien ne distingue un guerrier d'un autre ; aucun type ne fait image
et n'a un cachet particulier.
   Dans Homère, Virgile, Milton, Ossian, on voit des terres, des
fleuves, des vallées. Le peintre, inspiré par la poésie, peut recons-
truire la campagne telle que le poète l'a chantée. Dans Alexis Rous-
set, pas un vers n'est consacré à ces sites admirables de l'Europe ou
de l'Asie, à ces coteaux riants, à ces flots célèbres dans l'antiquité,
à ce large Hellespont, à ce bras de mer à l'aspect féerique, à cette
Corne d'or chargée de milliers de barques et de navires qui s'enfonce,
comme un coin, dans la vallée, et qui reflète, à droite et à gauche,
l'immense cité, reine du monde, le triste Phanar et les riants fau-
bourgs, les villes actives deGalata et de Péra; et, enfin, là-bas, tout
au fond, rien pour ce petit fleuve, le Barbysès, coulant sous un ciel
nacré le plus léger et le plus doux du monde. On dirait que Rousset
ne les a jamais vus ni contemplés, non seulement des yeux du corps,