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— 573 — MILADY CRAVEN A LYON (1785) Voici quelques lettres peu connues écrites, à son passage à Lyon, par une femme extraordinaire, qui courut les chemins du vaste monde, eut deux maris, dont un prince, et sept enfants, écrivit des romances et des pièces qu'elle joua, généreuse, étourdie, bravant les puissances, aimant les irréguliers et les révolutionnaires, menant tambour-battant ses amis, ses maris et sa destinée. Elisabeth, fille du comte de Berkeley, épousa, en premières noces, le comte Craven qu'elle aima avec tendresse et qui la trompa abominablement. Pour se consoler, elle se mit en voyage. Elle rencontra sur les routes le ma.grave d'Anspach, prince souverain d'Anspach et Bareuth, qui, mal marié, donnait son cœur à Mademoiselle Clairon. Milady Craven la supplanta. Après de longs échanges de lettres où ils s'appelaient frère et sœur, la mort presque simultanée du mari de l'une et de la femme de l'autre leur permirent une union, à laquelle Elisabeth survécut. Elle mourut en 1828. Ces lettres, écrites de Lyon, sont extraites du Voyage de Milady Craven à Cons- tantinople,par la Crimée, en 1786, traduit de l'anglais par D***(Demeunier), Paris, Durand, 1789, 8°. Elles sont adressées au Margrave. Milady Craven allait à Marseille s'embarquer pour l'Orient. R. L.-V. Lyon, 15 juillet [1785]. Je suis arrivée ici en bonne santé, & pour éviter un circuit de quelques lieues, j'ai pris un chemin de traverse ; regardez sur votre carte des postes les routes de Cormery, Loches, Buzançois, Châteauroux, Ardante, la Châtre, Montmarauculan, Roanne ; mais suivez-moi seulement sur le papier ; car les chemins dans plusieurs endroits sont si mauvais & les passages si étroits, que le vernis de ma berline en a souffert, éc mes conducteurs fort difficiles à conduire, se sont égarés plusieurs fois. J'ai passé par une grande partie du Bourbonnois, & à dix milles de Vichy, où les tantes du Roy pre- noient les eaux. Les montagnes de l'Auvergne offrent à droite une perspective admirable. En approchant de Lyon, j'ai senti une grande différence de température, on s'apperçoit aisément que le climat est plus chaud. Les petits coteaux sur lesquels les villageoises avec des chapeaux de paille & la quenouille à leur côté, conduisoient leurs chèvres en filant, formoient un paysage nouveau pour moi ; les toits unis des chaumières donnoient aux maisons une certaine gaieté qui me plaisoit beaucoup. — Une simple charrue tirée par deux bœufs, me rappeloit ces tems où les romains faisoient des conquêtes, & fondoient des colonies. — La nuit étant venue accompagnée d'un ciel orageux, je me représentois, pour ainsi dire, une légion romaine cachée entre ces rocs, dont presque tous les coteaux sont couronnés, & qui pouvoient lui servir de retranchemens ; car les véritables nuages que je voyois souvent s'arrêter entre les collines, auroient pu servir de retraites mom ntanées. Mais sortons, s'il vous plaît, de ces nuages, — je ne suis ni un général romain, ni une divinité ; mais dans ce moment une mortelle très-fatiguée, dans un bel appartement, hôtel Dauphin, rue de l'Arsenal, où je vais faire un bon souper, & boire à votre santé, en vous souhaitant une aussi bonne nuit que celle dont je vais jouir. ^ ' Ê y o n , 18 juillet. J'étois avant-hier trop fatiguée, pour aller voir autre chose queute confluent de la Saône et du Rhône, mais hier j'ai vu les peintures de Blanchet à l'hôtel-de-ville ; ses ouvrages se dégradent sous les mains glacées de l'indifférence & du tems. Le tauribolum peut être fort beau & très-admiré par tous les amateurs de l'antiquité ; mais pour moi qui ne puis admirer ce qui ne me paroît pas beau, je l'ai regardé avec indifférence. — Spon & d'autres écrivains en ont donné une description savante, & de la planche d'airain sur laquelle est gravé le discours de Claudius, en faveur de la ville, & qui est abandonnée à la discrétion des mendians, & des enfans. Les Lyonnois parois- sent avoir plus d'égards pour la vanité des modernes que pour la gloire des anciens ; j'ai vu un superbe